RempartMémorial Dormans

 Le rempart contre l’oubli, sur Internet

1914  >>  1918  >>  1945  >>  2013

 

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Sélection de textes

 

Zone de Texte: Le 46ème R.I. en mai et juin 1940

Document créé le 18 juin 2013

 

 

 

 

Les pages qui suivent sont le récit du Roger BERLIN. Elles relatent les combats du 21e bataillon, depuis Rethel (Ardennes) jusqu'à Leuvrigny (Marne).

Ce document nous a été aimablement transmis par M. le colonel BONIONI, président de l'amicale du 46e R.I.

 

 

 

 

 

 

Mai 1940, l'Aisne et les Ardennes

 

 

10 mai

 

La compagnie joue au football dans un champ quand nous entendons le premier bombardement sur Tergnier et Beautor, à 4 km du cantonnement.

Des parachutistes sont signalés, nous partons à leur recherche mais nous ne trouvons rien. Les usines de Beautor flambent, la gare de Tergnier est sérieusement touchée. C'est le déclenchement de la "vraie guerre".

 

14 mai

 

Le bataillon se rend de nuit dans la forêt de Saint-Gobain puis des autobus parisiens viennent nous chercher. Les voiturettes de mitrailleuses sont parties le matin, en direction du nord.

Nous ne les retrouverons jamais …

 

15 mai

 

Nous voyageons toute la nuit et là où nous devions nous rendre, les Allemands y sont avant nous …

Nous échouons à Rethel, dans un café vide des ses habitants, mais les bouteilles sont pleines et bientôt … vides. Nous dormons dans le café avec notre premier bombardement au-dessus de nos têtes (canons) à partir de 16 heures. C'est notre baptême du feu.

Nous nous retranchons derrière le canal. La 3e compagnie fait sauter le pont de canal.

 

16 mai

 

On nous place en position de combat dans un champ, labouré par les trous de bombes. Comme protection, quelques vaches tuées depuis plusieurs jours, c’est intenable, mais nous n’avons pas le choix.

Les Allemands sont à trois cent mètres, de l’autre côté du canal.

Nous sommes des mitrailleurs … sans mitrailleuses, et l’on distribue cinq cartouches de Lebel à chaque homme. Je précise bien, CINQ cartouches !! Mais nous ne nous en servons pas, les Allemands sont bien planqués et si l’on bouge le petit doigt, on entend les rafales au-dessus de nos têtes (car eux ont des mitrailleuses).

La position n’est pas tenable et nous décrochons pour nous abriter derrière un remblai de voie de tacot qui relie une briqueterie à droite à la grande ligne à notre gauche. Nous y creusons des trous mais cela s’éboule facilement. Nous ne le savons pas encore, mais nous resterons là 17 jours.

 

À 12 heures, désigné pour une patrouille de reconnaissance, je pars avec trois volontaires. Nous suivons une route dans les fossés, d’arbre en arbre, nous recevons des coups de feu et au bout de la route … rien !

Un petit bombardement au canon nous oblige à nous abriter dans une maison. Nous en ramenons … trois lapins et un kilo de sucre. Cela sera très utile, vu que nous ne savons pas où est passée la roulante.

Des chasseurs s’installent dans la briqueterie à notre droite avec trois gros chars.

 

À 18 heures, les Allemands attaquent ; deux de nos compagnies les reçoivent, aidées par les chasseurs, mais deux des trois chars sont en panne et le troisième ne bouge pas !!! Malgré tout, les Allemands sont repoussés et ne passent pas le canal.

L’église de Rethel et beaucoup de maisons flambent.

Le commandant MUNEROT, notre chef de bataillon, se rendant compte de notre mauvaise position, de notre armement réduit et recevant un ordre d’attaquer, se suicide devant l’officier porteur de cet ordre. Il sera le premier mort du bataillon.

 

Samedi 18 mai

 

Nous sommes toujours à la même place. Les Allemands nous envoient du canon à longueur de journée, mais pas d’attaques sérieuses, quelques infiltrations sont repoussées avec pertes.

Nous déjeunons avec les officiers dans une maison située près de la voie ferrée, le déjeuner a été soigné mais au dessert, le toit et les murs remuent un peu trop et, sous un bombardement intense, nous regagnons nos abris. J’ai toute la pépinière à traverser et cela éclate par terre tout autour. On croirait un champ de mines qui saute.

Le lieutenant FAVREAU fait fonctionner le téléphone de trou en trou, il est sidéré que je sois rentré sain et sauf. Moi aussi !

 

15 heures. Je pars en patrouille avec sept volontaires pour savoir ce que nous avons à notre droite. Deux kilomètres de marche, de fossés en fossés, l’arme au poing et nous ne rencontrons ni français ni allemands.

À la jumelle, nous apercevons un avion allemand par terre, à environ deux kilomètres et demi. Nous y allons prudemment. L’avion est sur le ventre, les mitrailleuses des tourelles tournées de notre coté. Nous l’encerclons en tirailleurs.

Un homme paraît. Il ne porte pas d'uniforme, plutôt ce qui est peut-être un bleu de mécanicien. À notre commandement, il lève les bras. Il est un français, dit-il, chargé de récupérer les instruments de bord … Et nous recevons, à l’instant, une série de coups de canons venus de la colline d’en face d’où paraît-il les Allemands nous voient. Nous refaisons le chemin inverse mais au pas de course, cette fois, car il n’y a rien pour nous abriter. À plat-ventre quand ça tombe et au pas de course entre deux rafales. Nous essuyons ainsi sept rafales venant de quatre canons et arrivons à bout de souffle à la briqueterie juste pour recevoir les murs sur la tête. Nous n'avons pas de blessés mais un des nôtres est manquant.

Je veux retourner à l’avion le chercher mais je me résigne devant l’opposition des autres. Le manquant rentrera deux heures après. Il était resté caché sous l’avion, et avait eu moins chaud que nous. Tous n'auront pas eu la même chance, le sergent vaguemestre CHOLLÉ (Note : CHOLLET, pour "Mémoire des Hommes", MdH) a été tué et son adjoint blessé en traversant une rue du pays. J’apprendrai cela en allant me faire soigner un pied au bataillon.

Sans nouvelles de chez moi depuis longtemps, je reçois ce jour vingt-et-une lettres ensemble.

 

Dimanche 19 mai

 

C’était trop beau pour que ça dure ! Après une période relativement tranquille, cette fois c’est pour la section ! Il est 15 heures. Je viens de déjeuner et je dors lorsque l'éclatement d'un obus bouche l’entrée de mon appartement (1,50 m sur 0,80 m sur 0,80 m). Pour moi, à part cela, pas de dégâts mais de tous côtés, les obus tombent comme de la grêle : à 100 mètres devant moi, Rethel flambe et les balles sifflent au- dessus de nos têtes. Je ne me fais pas d’illusion, c’est une attaque qui se prépare.

 

16 heures, je fais un petit tour pour savoir s’il y a du dégât. Tout va bien et je reviens fumer ma pipe en attendant la fin de ce déluge. À 17 heures, c’est fini. Je fais l’appel, tout le monde est là, en somme beaucoup de bruit pour rien.

Mes gars m’invitent à vider une bouteille de Champagne, dégotée Dieu sait où. Nous n’avons pas le temps de la finir, ça remet ça. Le bombardement continuera toute la nuit, soit en tout seize ou dix-sept heures.

J'apprends que le lieutenant MOISAN (Note : c'est MOYSAN pour MdH), séminariste, a été tué ce matin avec un autre de nos hommes par nos canons tirant trop court. L’attaque est déclenchée. Les Allemands tiennent la rive nord du canal dans le pays et les Français se replient sur nous.

 

Lundi 20 mai

 

9 heures, on ne peut plus tenir, nous faisons un repli de deux kilomètres sous le bombardement. Plusieurs des nôtres sont tués ou blessés.

Les autres sections de chez nous se sont repliées en longeant la ligne, protégées de la vue des Allemands par le remblai. Ceux-ci s’en sont doutés et ont allongé leur tir par-dessus le remblai ce qui explique la casse des autres sections. À l'inverse, notre section (lieutenant FAVREAU) a longé le remblai à la vue des Allemands sous les ronces et les épines, mais n’a pas eu de mal. Pour moi, ne pouvant presque pas marcher en raison d'un abcès sous le pied, j’ai suivi le même chemin avec pas mal de retard avec les Allemands sur mes talons.

 

13 heures.

Les Allemands tiennent nos anciennes positions. Le bombardement par canons a duré vingt-deux heures.

Regroupement dans le tunnel du chemin de fer, probablement de Cagon (Note : il s'agit en fait de Tagnon, entre Rethel (08) et Warmeriville (51). Une batterie de 75 est en position sur le tunnel et les Allemands tirent sur la voie. Les cailloux volent dans le tunnel qui devient intenable.

 

20 heures.

Contre-attaque française par le 152e R.I. Les blessés légers sont de la partie, après pansement sommaire, remontés aussi par quelques caisses d’alcool qui se trouvaient là, par hasard ?

Notre section dort au-dessus du tunnel à côté des canons de 75. Ils ont, paraît-il, tiré toute la nuit. Pour ma part, je dormais et ne les ai pas entendus.

 

Du 21 au 30 mai

 

Mardi 21 mai

En cours de journée, nous reprenons nos anciennes positions. Les deux jours suivants seront calmes.

 

Vendredi 24 mai

Le sous-lieutenant PERRIN est blessé. La 3e compagnie est relevée. Journée et nuit à nouveau calmes. Pourtant, j'apprendrai vingt ans plus tard qu’un de mes meilleurs camarades de cette période a été tué ce jour-là.

(Note de lecture : l'auteur indique ici "voir page 115, et photos", en référence à ?).

Samedi 25 mai

Vers 17 heures, quarante-et-un bombardiers allemands nous survolent, en direction du sud-ouest.

 

Dimanche 26 mai

Journée et nuit calmes. Nous décidons de faire des tranchées dans le dessus du remblai.

Veille de nuit dans la tranchée sous l'orage. Enlisé, je perds mon fusil et mon sac. J’ai bien du mal à m’en sortir, je suis dans la boue jusqu’aux cartouchières.

 

Lundi 27 mai

19 heures, le bombardement par canons recommence. À nouveau, il durera 18 heures de suite.

 

Mardi 28 mai

20 heures : bombardement par canons, encore.

 

Jeudi 30 mai

La journée et la nuit seront calmes.

 

 

Vendredi 31 mai

 

19 heures : les canons nous bombardent à nouveau. Vers 22 heures, les Allemands nous envoient de la musique, disques de Maurice Chevallier et un discours par radio. En substance, « Français, vos chefs vous ont trahis, vous avez perdu la guerre. C’est inutile de continuer la lutte » etc, etc. Des rafales de mitrailleuses leur font la réponse. Nous saurons beaucoup plus tard que la radio de nuit servait également à couvrir le bruit des chars qui venaient prendre position sur la ligne de front.

 

Samedi 1er juin

 

18 heures, canon.

 

Dimanche 2 juin

 

9 heures, canon.

À 21 heures, nous sommes relevés, nous partons à Bignicourt (note : près de Machault, 08). Un mouton est tué et rôti pour la section.

 

Lundi 3 juin

 

Départ de Bignicourt à 21 heures en camion.

Le caporal MACAIRE, prêtre, est tué avec 3 hommes.

 

 

 

 

 

Juin 1940, la Marne

 

 

Mardi 4 juin

 

Nous arrivons au Chêne-la-Reine (Marne). Je descends à nos positions sur la Marne, à 17 heures, avec onze hommes. Nous trouvons là des hommes, dont la moitié sont civils, qui nous laissent la place et nous trouvons enfin des mitrailleuses, deux, ainsi que quatre fusils-mitrailleurs. Cela nous remonte un peu le moral. Il ne manque que les munitions !!! Après quelques heures, en furetant partout, on en trouve quand même. Nous dégotons même un canon de 25 qui est attribué au sergent CIBERT qui connaît ces engins-là. Je monte en grade, responsable du secteur.

Nous commençons à y voir clair et à savoir où sont nos voisins. Le sergent BOURGE est devant moi à gauche, l’adjudant BLIN à ma droite en face. Nous ne sommes pas très serrés pour tenir le secteur, et personne en appui mais nous avons des outils. On espère les retarder un peu.

Nous avons aussi … des promesses. Un régiment va arriver d’un moment à l’autre ! Pourvu que cela soit vrai car nous savons par expérience que nous ne pèserions pas lourd tout seuls pour ceux d’en face.

Pas d’abris sinon quelques fagots sous un arbre. Tout le monde est fatigué et il faut que je me fâche pour aller faire couper des bois le long de la Marne pour faire des abris et mettre de la terre dessus et autour. Ca rouspète dur mais ça se fait.

 

Jeudi 6 juin

 

À 13 heures, les avions allemands arrosent les crêtes. Une mitrailleuse-contre-avions 13/2 s’installe derrière nous à 400 mètres (je saurai plus tard qu’elle n’avait pas de cartouches).

J’ai dans mon groupe MOMPETIT, DEFURNE, DEGREMONT, LAURENT, LEROY, WILLEMETZ, LEMAITRE, KARSMAREK, DELAMBRE, LANNOY, COUVREUR. CIBERT est avec cinq hommes au canon de 25 sans obus.

 

Dimanche 9 juin

 

Vers 17 heures, nous trouvons une 13/2, elle aussi sans munitions. De toute façon, personne ne sait comment ça marche, cet engin. Trois avions italiens en rase-motte nous arrosent à balles et bombes qui tombent à côté. Des maisons flambent à Reuil et Oeuilly.

Aucun ravitaillement. Ceux du bataillon là-haut ont l’air de nous ignorer. Deux volontaires vont dans les villages et ramènent un gros canard, deux lapins et du vin. La difficulté, c’est de faire du feu sans qu’il se voie, enfin nous soupons et depuis le temps, ça ne fait pas de mal. Marc BOURGE vient voir notre campement et nous « chiner du tabac ».

 

Mardi 11 juin

 

Le bataillon nous expédie … du lait. En d’autres circonstances, le cuistot n’oserait même pas s’approcher, il est d’ailleurs assez mal reçu, surtout quand il nous dit qu’au pays, il y a du Champagne.

Ce jour, à 21 heures 30, notre voisin de gauche à Rethel (21/48) sera fait prisonnier du côté de Pauvres (note : près de Machault, 08).

 

Mercredi 12 juin

 

Il est 8 heures, les Allemands arrivent sur la Marne, à notre gauche, c'est-à-dire à l'ouest. À 10 heures, nous sommes bombardés et mitraillés par des avions, encore des italiens, et encore à côté. Nous trouvons un canon de 75 abandonné sans munitions, il a l’air tout neuf.

 

12 heures.

Les troupes françaises se replient au sud de la Marne (manque d’artillerie et d’aviation). Un groupe d’artillerie au grand galop passe le pont venant des hauteurs, chevaux sans conducteur, traits coupés, caissons sans roue, ce n’est pas réconfortant.

 

13 heures, le pont de Port-à-Binson saute.

 

14 heures.

Le canon remet ça. Un obus arrive de plein fouet sur une guitoune. Je vais voir, m’attendant à de la casse, les quatre gars jouent aux cartes. C'est ce fameux abri qui avait été renforcé en rouspétant !

Les Allemands arrivent sur la rive nord à 300 mètres de nous. Nous ouvrons le feu de toutes nos pièces sur une infiltration, ces messieurs n’insistent pas, pour l’instant.

Les 75 de la D.I. sont sur la crête d’Oeuilly et ouvrent le feu, les 77 répondent. Les 75 tirent en fusants et nous arrosent. Les 77 sont pour Oeuilly à côté de nous.

 

18 heures, le pont de Reuil saute.

 

20 heures

Pas de ravitaillement aujourd’hui. Nous suçons nos pouces.

Je dois faire prendre des munitions à Oeuilly, mais c’est impossible le pays flambe. Marc BOURGE doit être en train de s’expliquer avec les Allemands, j’ai l’impression que c’est lui qui a reçu l’avalanche.

Une compagnie, ou plutôt un bataillon français descend enfin des côtes d’Oeuilly. Les pauvres gars tombent en plein bombardement par fusants, il y a de la casse et ils n’insistent pas. Je ne sais pas où ils repartent (c’était le 21/48 RI). Je ne peux rien faire que regarder. Il y a de la mitrailleuse dans tous les coins sauf derrière nous, nous avons l’impression d’être au milieu d’une tenaille qui se ferme.

J’envoie un homme du coté de BOURGE. Il revient me dire que de l’emplacement du sergent BOURGE, on tire sur nous. Je ne suppose pas un seul instant que lui et ses hommes soient tombés sur la tête, j’en déduis qu’ils ont été secoués et je pense que maintenant, c’est à nous. Je n’ose pas tirer de peur qu’ils aient décroché un peu et alors je leur tirerais dans le dos ; il fait nuit noire, il est d’ailleurs impossible de s’y retrouver dans ces éclairs qui partent de partout. À ma droite, c’est pareil, ils sont certainement accrochés aussi.

 

22 heures.

Je fais un tour aux environs et j’entends le lieutenant VÉTROL crier « Repli. Repliez vous !». Je rends compte au sous-lieutenant LANE qui va au renseignement avec MALINCONI et LEROY. Celui-ci revient me dire d’avertir BOURGE de se replier sur Le Chêne-la-Reine et moi aussi. Il est impossible de prévenir BOURGE. Les Allemands sont à sa place et tirent sur nous.

Il est impossible de monter à flanc de coteau en pleine nuit avec une bagarre pareille et les pièces. Avec CIBERT et son groupe, nous détériorons le canon et les pièces et passons au sud d’Oeuilly en flammes pour rejoindre par la colline ce qui reste du bataillon.

Les chemins sont coupés, il pleut à torrent, nous passons a travers grillages, ronces, barbelés, sur une pente abrupte. Des blessés du bataillon arrivé tout à l’heure, le 21/48, nous demandent de les emmener, nous les pansons sur place, mais il nous est impossible de les évacuer.

Après deux heures de marche, nous arrivons au Chêne-la-Reine (4 km) où se trouvent le capitaine LECLAIRE, chef de bataillon, et le lieutenant PICHERIT (Erreur : le capitaine LECLAIRE que je n’ai jamais vu, était à Oeuilly). Ils ne savent rien de ce qui s’est passé en bas.

Je rends compte au Lieutenant PICHERIT qui a l’air de croire les Allemands à 30 km d’ici au moins ! Je relate ici notre conversation :

Lt PICHERIT         Vous n’aviez pas l’ordre de quitter les positions.

R.BERLIN             J'ai reçu un ordre verbal crié à pleins poumons par le lieutenant VÉTROL.

P         Vous ne dépendez pas du lieutenant VÉTROL.

B         J’ai rendu compte au sous-lieutenant LANE qui m’a fait savoir verbalement de me replier ainsi que BOURGE.

P         Vous deviez avoir un ordre écrit du capitaine.

B         Le capitaine n’est plus à Oeuilly depuis longtemps ou bien, s’il y est, il est rôti.

P         BOURGE, BLIN et les autres ne sont pas remontés, vous n’aviez pas à le faire.

B         Ils ne remonteront plus, maintenant.

P         Je vous croirai quand le capitaine sera ici. En attendant, vous allez envoyer un homme vers l’adjudant-chef.

B         Mon lieutenant, je n’enverrai personne, cet homme ne passera pas, les Allemands sont entre l’adjudant-chef et nous. Tout le monde est crevé et nous n’avons rien mangé depuis hier.

P         Bien, nous règlerons cela demain.

 

Malgré que nous soyons recrus de fatigue, je reçois l’ordre de prendre position à l’entrée du village dont je ne connais pas la topographie. Je prends dix hommes avec moi et le reste s’en va dormir. Je poste les hommes en sentinelles. KARSMAREK que j’ai posté à l’orée d’un bois revient me dire qu’il y a une petite troupe qui traverse le bois et qu’elle parle allemand. (KARSMAREK, d’ascendance polonaise, parle l’allemand). Je fais rendre compte au lieutenant PICHERIT qui me fait répondre que nous dormons debout et voyons des Allemands partout, mais il ne se dérange pas. Sur le matin, le sergent CIBERT me remplace avec son groupe. Je vais dormir dans une cave. Je n’ai toujours rien mangé, seulement bu un peu de Champagne : il y en a partout ici.

 

13 Juin 1940

 

6 heures.

Le lieutenant PICHERIT m’apprend qu’il a envoyé CIBERT avec un homme prévenir l’adjudant-chef à quatre kilomètres d’ici. Je déclare au lieutenant que ce n’était certainement pas à CIBERT d’y aller, crevé comme il était, alors que d’autres ici sont certainement mieux reposés et mieux nourris et que, de plus, ils ne reviendront pas. Le Allemands nous ont certainement dépassés cette nuit. Je me fais traiter d’idiot, de défaitiste (Nous avons su depuis que les allemands étaient aux portes de Paris, ce jour). Nous n’avons pas revu le sergent CIBERT.

 

7 heures.

Je trouve quand même à manger et du linge propre, cela me recale un peu. Le sergent-chef NIEMENCHENSKY vient m’annoncer le plus tranquillement du monde que le lieutenant PICHERIT ne parle pas moins que de me faire passer par les armes, motif : désertion devant l’ennemi et propos défaitistes. Cela me sidère un peu mais je lui dis "Ne t’en fais pas, d’ici que cela arrive, il y aura du changement dans le secteur. Avant, il faudra qu’il cherche le capitaine et il ne le trouvera pas de sitôt".

Je crois sans en être certain que dans la matinée du 13, certains qui étaient à Oeuilly sont remontés et ont expliqué à leur tour la bagarre du 12 en bas.

 

9 heures.

Le lieutenant PICHERIT m’envoie poster mon groupe à la sortie nord du pays. Je trouve là, dans une sorte de carrière, l’adjudant LECOQ qui regroupe sa section. Il avait eu une attaque au petit jour devant le pays.

Nous trouvons deux mitrailleuses dont une avec le trépied brisé par un obus de mortier. Les fusils-mitrailleurs sont restés en avant du pays, détériorés paraît-il. Je me fais expliquer où ils sont et vais les chercher. Je les trouve à 400 mètres et en même temps deux Allemands à vingt mètres de moi. Ils ne m’ont pas vu et ils rentrent fouiller une ferme isolée. Je n’ose pas charger les FM et tirer : s’ils s’enrayent, je suis cuit, car je n’ai pas d’autre arme sur moi. Je reviens à quatre pattes avec les deux FM et les munitions et j’active le mouvement pour la défense de notre coin.

Un motard allemand vient sur le village : il est reçu à la chicane de la route par des FM. Blessé, il est soigné au bataillon et déclare, traduit par KARSMAREK : « je croyais le pays vide, nous l’avons dépassé depuis longtemps ».

Nous regroupons ceux qui restent dans le coin; dix-huit hommes, pas trop mal armés.

 

À 10 heures, nous repoussons une infiltration qui se présente entre les bâtiments de ferme. Il y a un barrage avec des machines agricoles et des voitures : plusieurs allemands y restent accrochés. La défense est organisée à l’intérieur du pays.

 

Il est 13 heures. Pas de soupe, uniquement du Champagne. Ca ne remplit guère l’estomac, mais ça soutient le moral. Puis nous délogeons un mortier allemand qui nous arrose depuis un peu trop longtemps. Nous sommes encerclés et sentons que cela se resserre. Nous tirons sur tout ce qui bouge de loin ou de près.

 

16 heures.

Un obus de mortier tombe derrière nous tuant BRUDAIRE et BOIZARD, pourtant abrités dans un boyau couvert de tôles et de terre, alors qu'ils remplissaient les chargeurs de FM.

Nous sommes quatre dans un trou de mitrailleuse : un obus tombe dans notre trou, ACCARD à coté de moi a la cuisse traversée par un éclat. Je crois que c’est l’affut de la pièce qui m’a protégé des éclaboussures. Je fais évacuer ACCARD par deux hommes. Nous délogeons un second mortier.

L’adjudant LECOQ envoie un homme dans le château d’eau à côté de nous. Aussitôt la mitraille pleut dessus. L’adjudant LECOQ voudrait que je m’installe à sa droite parce que, où nous sommes, on est repérés. Je lui réponds qu’ici, on est encore dans des trous et qu’ailleurs, nous ne pourrons pas en faire. Il s’entête et part en reconnaissance pour déplacer les pièces du sergent BAUDOIN, plus docile que moi. C’est calme, à ce moment là, on entend un seul coup de feu. C’est pour l’adjudant LECOQ, tué net.

 

17 heures 30

Nouvel assaut, guidé par un petit avion. Cette fois, c’est déjà plus sérieux. Les bandes de mitrailleuse défilent à une cadence accélérée, j’ai pris la place du tireur, ça crache de partout.

Un soldat isolé (je ne sais pas son régiment) fait le coup de feu au mousqueton près de nous. Il reçoit une balle dans l’avant-bras droit, il retrousse sa manche, pose son mouchoir et tire de la main gauche. Debout vers un pan de mur, il n’est guère abrité, il reçoit une balle dans la jambe et s’abat par terre, se relève, tire encore. Une troisième dans la jambe, il s’arrête n’ayant presque plus de munitions. Nous lui crions de s’en aller. Il doit être devenu fou ou presque, il nous menace de son arme si nous ne lui donnons pas de cartouches.

Maintenant complètement à découvert, il tire au hasard jusqu’au moment où, épuisé, il s’écroule ; je le fais transporter loin du feu ; les gars à plat-ventre le tirent derrière eux (très drôle).

Je compterai, pendant une pause de quelques minutes, dix-sept allemands accrochés aux machines agricoles : dix-sept pour nous, et combien pour le reste du bataillon dans le village ? Pas de chance pour eux, ils ne verront pas Paris où leurs camarades sont déjà arrivés. Pour eux, adieu la grosse Deutschland.

L’attaque se termine, pas trop de casse chez nous, mais on ne compte plus les allemands accrochés dans le barrage. Nous allons êtres tranquilles un petit moment. Un peu de ravitaillement, tabac, champagne. On ne l’a pas volé, mais on aimerait casser la croûte un peu mieux.

L’avion réapparait, je tire dessus à balles traçantes et il s’en moque éperdument. Cela nous laisse prévoir une autre séance. Les mortiers recommencent, en effet, mais cette fois ils sont bien camouflés, sans doute enterrés et nos armes n’y peuvent rien.

 

20 heures.

Cette fois, ça y est, c’est la grande danse ! Ils y ont mis le paquet, c’est par centaines et centaines que nous les voyons arriver. Il n’y a plus d’espoir de s’en tirer. Nous tirons encore tant que nous pouvons. Il y a un arrêt mais l’on sent que l’assaut va venir et va nous submerger. Nous tenons un bref conseil. Nous avons fait ce que nous avons pu. Continuer serait le signal de notre massacre à tous, à treize que nous restons. Nous ne pourrons pas faire face plus de quelques minutes.

Des ordres en français nous viennent d’en face, et ma foi, la rage au cœur, nous basculons les pièces et jetons les fusils : « Les mains en l’air, sortez des trous ! », voila ce que nous entendons en français. Je ne sais pas comme nous sommes, mais les premiers allemands qui s’avancent me font peur tant leur visage est révulsé par la colère et la rage.

L’un d’eux, une mitrailleuse légère sous le bras, continue de tirer bien que nous soyons debout les bras en l’air. Plusieurs de mes camarades tombent encore. La gueule de la mitrailleuse tourne lentement de notre coté lorsqu'un officier allemand avec un vigoureux coup de pied au cul du tireur, arrête celui-ci : pour quelques-uns, il était temps

Un allemand s’avance vers moi, désigne ma baïonnette restée au ceinturon, l’enlève et m’en menace. Puis il la jette, prend son fusil par le canon et m’assène un coup de crosse sur le casque, mon oreille gauche saigne et j’aurai longtemps deux trous sur le crâne. Dans la carrière, j’entends le sergent BAUDOIN crier sans arrêt « je suis blessé ». J’apprendrai plus tard en Allemagne qu’il est mort là, faute de soins et par le bulletin des Prisonniers de guerre, j’ai appris que Mme BAUDOIN demandait des précisions sur sa mort. Je lui ai écrit et c’est ainsi que j’ai su qu’il était décédé dans la carrière.

Les allemands nous rassemblent au bord de la route. Sur les dix-huit que nous étions le matin, trois seulement dont moi sont sans blessures, les autres morts ou plus ou moins touchés. Nous ne pouvons dénombrer nos morts exactement.

Le lieutenant FAVREAU a reçu à bout portant une décharge de pistolet qui lui a brulé l’oreille et les cheveux. Quand je lui demanderai ce qu’il a, il me répondra « ils sont rudement maladroits pour rater un homme en lui tirant sous le nez ».

Le sous-lieutenant LANE, que l’on n’a pas vu pendant la bagarre, a enlevé ses galons avant la ruée ; les Allemands, à ses vêtements, le reconnaissent pour un officier, il y a discussion entre les officiers allemands et j’ai vu le moment où LANE allait passer un mauvais quart d’heure, puis ils l’ont laissé tranquille.

Un blessé de mon groupe, la cuisse traversée, se plaint assis par terre. Je veux traverser la route pour ramasser un paquet de pansements et j’ai un pistolet sous le nez. Enfin, on s’explique par gestes, je le soigne comme je peux mais le sang coule à flots et je le ligature avec ma ceinture de flanelle.

L’officier allemand commandant les troupes déclare à notre capitaine : « Vous n’étiez pas nombreux, mais vous nous avez fait un mal terrible ». Cela nous fait penser à la devise de la C.A.2. : le hérisson (qui s’y frotte s’y pique). J’apprendrai le lendemain que notre commandant de compagnie, le lieutenant PICHERIT, n’a pas attendu la bagarre pour s’en aller.

 

 

 

 

 

 

Compléments à ce récit

 

 

 

Pour les trente soldats tombés dans les combats autour du Chêne-la-Reine, voir ici.

Les autres soldats, morts pour la France, cités dans ce récit, sont

 

 

Naissance

Décès

 

MUNEROT Joseph Cyriaque

19-03-1891, Bethisy-St-Pierre (60)

17-05-1940, Reims

Chef de bataillon

CHOLLET Daniel Jules Isidore

13-06-1916, Condé-sur-Noireau (14)

18-05-1940, Sault-les-Rethel

sergent vaguemestre

MOYSAN Louis Joseph

13-06-1904, Paris (75)

18-05-1940,  Thugny-Trugny

Lieutenant, séminariste.

MACAIRE Georges Eugène Pierre

28-03-1910, Groslay (95)

21-05-1940, Sault-les-Rethel

tué par éclat d'obus

CIBERT

 

 

Sergent. Non trouvé sur MdH. Peut-être n'est-il pas décédé.

 

 

Lire également : la bataille de Rethel, 16 mai-16 juin 1940,

de Robert Marey (Edition Terre Ardennaise)

 

 

 

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