Mai 1940,
l'Aisne et les Ardennes
10 mai
La compagnie joue au football dans un champ quand
nous entendons le premier bombardement sur Tergnier et Beautor,
à 4 km
du cantonnement.
Des parachutistes sont signalés, nous partons
à leur recherche mais nous ne trouvons rien. Les usines de Beautor
flambent, la gare de Tergnier est sérieusement touchée. C'est
le déclenchement de la "vraie guerre".
14 mai
Le bataillon se rend de nuit dans la forêt de
Saint-Gobain puis des autobus parisiens viennent nous chercher. Les
voiturettes de mitrailleuses sont parties le matin, en direction du nord.
Nous ne les retrouverons jamais …
15 mai
Nous voyageons toute la nuit et là où
nous devions nous rendre, les Allemands y sont avant nous …
Nous échouons à Rethel, dans un café vide des ses habitants, mais les
bouteilles sont pleines et bientôt … vides. Nous dormons dans
le café avec notre premier bombardement au-dessus de nos têtes
(canons) à partir de 16 heures. C'est notre baptême du feu.
Nous nous retranchons derrière le canal. La 3e
compagnie fait sauter le pont de canal.
16 mai
On nous place en position de combat dans un champ,
labouré par les trous de bombes. Comme protection, quelques vaches
tuées depuis plusieurs jours, c’est intenable, mais nous
n’avons pas le choix.
Les Allemands sont à trois cent mètres,
de l’autre côté du canal.
Nous sommes des mitrailleurs … sans
mitrailleuses, et l’on distribue cinq cartouches de Lebel à
chaque homme. Je précise bien, CINQ cartouches !! Mais nous ne nous
en servons pas, les Allemands sont bien planqués et si l’on
bouge le petit doigt, on entend les rafales au-dessus de nos têtes
(car eux ont des mitrailleuses).
La position n’est pas tenable et nous
décrochons pour nous abriter derrière un remblai de voie de
tacot qui relie une briqueterie à droite à la grande ligne
à notre gauche. Nous y creusons des trous mais cela
s’éboule facilement. Nous ne le savons pas encore, mais nous
resterons là 17 jours.
À 12 heures, désigné pour une
patrouille de reconnaissance, je pars avec trois volontaires. Nous suivons
une route dans les fossés, d’arbre en arbre, nous recevons des
coups de feu et au bout de la route … rien !
Un petit bombardement au canon nous oblige à
nous abriter dans une maison. Nous en ramenons … trois lapins et un
kilo de sucre. Cela sera très utile, vu que nous ne savons pas
où est passée la roulante.
Des chasseurs s’installent dans la briqueterie
à notre droite avec trois gros chars.
À 18 heures, les Allemands attaquent ;
deux de nos compagnies les reçoivent, aidées par les
chasseurs, mais deux des trois chars sont en panne et le troisième
ne bouge pas !!! Malgré tout, les Allemands sont
repoussés et ne passent pas le canal.
L’église de Rethel et beaucoup de
maisons flambent.
Le commandant MUNEROT,
notre chef de bataillon, se rendant compte de notre mauvaise position, de
notre armement réduit et recevant un ordre d’attaquer, se
suicide devant l’officier porteur de cet ordre. Il sera le premier mort du bataillon.
Samedi 18 mai
Nous sommes toujours à la même place.
Les Allemands nous envoient du canon à longueur de journée,
mais pas d’attaques sérieuses, quelques infiltrations sont
repoussées avec pertes.
Nous déjeunons avec les officiers dans une
maison située près de la voie ferrée, le
déjeuner a été soigné mais au dessert, le toit
et les murs remuent un peu trop et, sous un bombardement intense, nous
regagnons nos abris. J’ai toute la pépinière à
traverser et cela éclate par terre tout autour. On croirait un champ
de mines qui saute.
Le lieutenant FAVREAU fait fonctionner le
téléphone de trou en trou, il est sidéré que je
sois rentré sain et sauf. Moi aussi !
15 heures. Je pars en patrouille avec sept
volontaires pour savoir ce que nous avons à notre droite. Deux
kilomètres de marche, de fossés en fossés,
l’arme au poing et nous ne rencontrons ni français ni
allemands.
À la jumelle, nous apercevons un avion
allemand par terre, à environ deux kilomètres et demi. Nous y
allons prudemment. L’avion est sur le ventre, les mitrailleuses des
tourelles tournées de notre coté. Nous l’encerclons en
tirailleurs.
Un homme paraît. Il ne porte pas d'uniforme,
plutôt ce qui est peut-être un bleu de mécanicien.
À notre commandement, il lève les bras. Il est un
français, dit-il, chargé de récupérer les
instruments de bord … Et nous recevons, à l’instant, une
série de coups de canons venus de la colline d’en face
d’où paraît-il les Allemands nous voient. Nous refaisons
le chemin inverse mais au pas de course, cette fois, car il n’y a
rien pour nous abriter. À plat-ventre quand ça tombe et au
pas de course entre deux rafales. Nous essuyons ainsi sept rafales venant
de quatre canons et arrivons à bout de souffle à la
briqueterie juste pour recevoir les murs sur la tête. Nous n'avons
pas de blessés mais un des nôtres est manquant.
Je veux retourner à l’avion le chercher
mais je me résigne devant l’opposition des autres. Le manquant
rentrera deux heures après. Il était resté
caché sous l’avion, et avait eu moins chaud que nous. Tous
n'auront pas eu la même chance, le sergent vaguemestre CHOLLÉ (Note : CHOLLET, pour "Mémoire des Hommes", MdH)
a été tué et son adjoint blessé en traversant
une rue du pays. J’apprendrai cela en allant me faire soigner un pied
au bataillon.
Sans nouvelles de chez moi depuis longtemps, je
reçois ce jour vingt-et-une lettres ensemble.
Dimanche 19 mai
C’était trop beau pour que ça
dure ! Après une période relativement tranquille, cette fois
c’est pour la section ! Il est 15 heures. Je viens de déjeuner
et je dors lorsque l'éclatement d'un obus bouche
l’entrée de mon appartement (1,50 m sur 0,80 m sur 0,80 m).
Pour moi, à part cela, pas de dégâts mais de tous
côtés, les obus tombent comme de la grêle :
à 100 mètres devant moi, Rethel flambe et les balles sifflent
au- dessus de nos têtes. Je ne me fais pas d’illusion,
c’est une attaque qui se prépare.
16 heures, je fais un petit tour pour savoir
s’il y a du dégât. Tout va bien et je reviens fumer ma
pipe en attendant la fin de ce déluge. À 17 heures,
c’est fini. Je fais l’appel, tout le monde est là, en
somme beaucoup de bruit pour rien.
Mes gars m’invitent à vider une
bouteille de Champagne, dégotée Dieu sait où. Nous
n’avons pas le temps de la finir, ça remet ça. Le
bombardement continuera toute la nuit, soit en tout seize ou dix-sept
heures.
J'apprends que le lieutenant MOISAN (Note : c'est
MOYSAN pour MdH), séminariste, a été tué ce
matin avec un autre de nos hommes par nos canons tirant trop court.
L’attaque est déclenchée. Les Allemands tiennent la
rive nord du canal dans le pays et les Français se replient sur
nous.
Lundi 20 mai
9 heures, on ne peut plus tenir, nous faisons un
repli de deux kilomètres sous le bombardement. Plusieurs des
nôtres sont tués ou blessés.
Les autres sections de chez nous se sont
repliées en longeant la ligne, protégées de la vue des
Allemands par le remblai. Ceux-ci s’en sont doutés et ont
allongé leur tir par-dessus le remblai ce qui explique la casse des
autres sections. À l'inverse, notre section (lieutenant FAVREAU) a
longé le remblai à la vue des Allemands sous les ronces et
les épines, mais n’a pas eu de mal. Pour moi, ne pouvant
presque pas marcher en raison d'un abcès sous le pied, j’ai
suivi le même chemin avec pas mal de retard avec les Allemands sur
mes talons.
13 heures.
Les Allemands tiennent nos anciennes positions. Le
bombardement par canons a duré vingt-deux heures.
Regroupement dans le tunnel du chemin de fer,
probablement de Cagon (Note : il s'agit en fait de Tagnon, entre Rethel (08) et
Warmeriville (51). Une batterie de 75 est en position sur le tunnel et les
Allemands tirent sur la voie. Les cailloux volent dans le tunnel qui
devient intenable.
20 heures.
Contre-attaque française par le 152e
R.I. Les blessés légers sont de la partie, après
pansement sommaire, remontés aussi par quelques caisses
d’alcool qui se trouvaient là, par hasard ?
Notre section dort au-dessus du tunnel à
côté des canons de 75. Ils ont, paraît-il, tiré
toute la nuit. Pour ma part, je dormais et ne les ai pas entendus.
Du 21 au 30 mai
Mardi 21 mai
En cours de journée, nous reprenons nos
anciennes positions. Les deux jours suivants seront calmes.
Vendredi 24 mai
Le sous-lieutenant PERRIN est blessé. La 3e
compagnie est relevée. Journée et nuit à nouveau
calmes. Pourtant, j'apprendrai vingt ans plus tard qu’un de mes meilleurs
camarades de cette période a été tué ce
jour-là.
(Note de lecture : l'auteur indique ici
"voir page 115, et photos", en référence à
?).
Samedi 25 mai
Vers 17 heures, quarante-et-un bombardiers allemands
nous survolent, en direction du sud-ouest.
Dimanche 26 mai
Journée et nuit calmes. Nous décidons
de faire des tranchées dans le dessus du remblai.
Veille de nuit dans la tranchée sous l'orage.
Enlisé, je perds mon fusil et mon sac. J’ai bien du mal
à m’en sortir, je suis dans la boue jusqu’aux cartouchières.
Lundi 27 mai
19 heures, le bombardement par canons recommence.
À nouveau, il durera 18 heures de suite.
Mardi 28 mai
20 heures : bombardement par canons, encore.
Jeudi 30 mai
La journée et la nuit seront calmes.
Vendredi 31 mai
19 heures : les canons nous bombardent à
nouveau. Vers 22 heures, les Allemands nous envoient de la musique, disques
de Maurice Chevallier et un discours par radio. En substance,
« Français, vos chefs vous ont trahis, vous avez perdu la
guerre. C’est inutile de continuer la lutte » etc, etc.
Des rafales de mitrailleuses leur font la réponse. Nous saurons
beaucoup plus tard que la radio de nuit servait également à
couvrir le bruit des chars qui venaient prendre position sur la ligne de
front.
Samedi 1er juin
18 heures, canon.
Dimanche 2 juin
9 heures, canon.
À 21 heures, nous sommes relevés, nous
partons à Bignicourt
(note : près de Machault, 08). Un mouton est tué et
rôti pour la section.
Lundi 3 juin
Départ de Bignicourt à 21 heures en camion.
Le caporal MACAIRE,
prêtre, est tué avec 3 hommes.
Juin 1940, la Marne
Mardi 4 juin
Nous arrivons au Chêne-la-Reine (Marne). Je
descends à nos positions sur la Marne, à 17 heures, avec onze
hommes. Nous trouvons là des hommes, dont la moitié sont
civils, qui nous laissent la place et nous trouvons enfin des
mitrailleuses, deux, ainsi que quatre fusils-mitrailleurs. Cela nous
remonte un peu le moral. Il ne manque que les munitions !!!
Après quelques heures, en furetant partout, on en trouve quand
même. Nous dégotons même un canon de 25 qui est
attribué au sergent CIBERT qui connaît ces engins-là.
Je monte en grade, responsable du secteur.
Nous commençons à y voir clair et
à savoir où sont nos voisins. Le sergent BOURGE est devant
moi à gauche, l’adjudant BLIN à ma droite en face. Nous
ne sommes pas très serrés pour tenir le secteur, et personne
en appui mais nous avons des outils. On espère les retarder un peu.
Nous avons aussi … des promesses. Un
régiment va arriver d’un moment à l’autre !
Pourvu que cela soit vrai car nous savons par expérience que nous ne
pèserions pas lourd tout seuls pour ceux d’en face.
Pas d’abris sinon quelques fagots sous un
arbre. Tout le monde est fatigué et il faut que je me fâche
pour aller faire couper des bois le long de la Marne pour faire des abris
et mettre de la terre dessus et autour. Ca rouspète dur mais
ça se fait.
Jeudi 6 juin
À 13 heures, les avions allemands arrosent les
crêtes. Une mitrailleuse-contre-avions 13/2 s’installe
derrière nous à 400 mètres (je saurai plus tard
qu’elle n’avait pas de cartouches).
J’ai dans mon groupe MOMPETIT, DEFURNE,
DEGREMONT, LAURENT, LEROY, WILLEMETZ, LEMAITRE, KARSMAREK, DELAMBRE,
LANNOY, COUVREUR. CIBERT est avec cinq hommes au canon de 25 sans obus.
Dimanche 9 juin
Vers 17 heures, nous trouvons une 13/2, elle aussi
sans munitions. De toute façon, personne ne sait comment ça
marche, cet engin. Trois avions italiens en rase-motte nous arrosent
à balles et bombes qui tombent à côté. Des
maisons flambent à Reuil
et Oeuilly.
Aucun ravitaillement. Ceux du bataillon
là-haut ont l’air de nous ignorer. Deux volontaires vont dans
les villages et ramènent un gros canard, deux lapins et du vin. La
difficulté, c’est de faire du feu sans qu’il se voie,
enfin nous soupons et depuis le temps, ça ne fait pas de mal. Marc
BOURGE vient voir notre campement et nous « chiner du
tabac ».
Mardi 11 juin
Le bataillon nous expédie … du lait. En
d’autres circonstances, le cuistot n’oserait même pas
s’approcher, il est d’ailleurs assez mal reçu, surtout
quand il nous dit qu’au pays, il y a du Champagne.
Ce jour, à 21 heures 30, notre voisin de
gauche à Rethel (21/48) sera fait prisonnier du côté de
Pauvres (note : près de Machault, 08).
Mercredi 12 juin
Il est 8 heures, les Allemands arrivent sur la Marne,
à notre gauche, c'est-à-dire à l'ouest. À 10
heures, nous sommes bombardés et mitraillés par des avions,
encore des italiens, et encore à côté. Nous trouvons un
canon de 75 abandonné sans munitions, il a l’air tout neuf.
12 heures.
Les troupes françaises se replient au sud de la Marne (manque
d’artillerie et d’aviation). Un groupe d’artillerie au
grand galop passe le pont venant des hauteurs, chevaux sans conducteur,
traits coupés, caissons sans roue, ce n’est pas
réconfortant.
13 heures, le pont de Port-à-Binson saute.
14 heures.
Le canon remet ça. Un obus arrive de plein
fouet sur une guitoune. Je vais voir, m’attendant à de la
casse, les quatre gars jouent aux cartes. C'est ce fameux abri qui avait été
renforcé en rouspétant !
Les Allemands arrivent sur la rive nord à 300
mètres de nous. Nous ouvrons le feu de toutes nos pièces sur
une infiltration, ces messieurs n’insistent pas, pour
l’instant.
Les 75 de la D.I. sont sur la crête d’Oeuilly et ouvrent le feu, les 77
répondent. Les 75 tirent en fusants et nous arrosent. Les 77 sont
pour Oeuilly à côté de nous.
18 heures, le pont de Reuil saute.
20 heures
Pas de ravitaillement aujourd’hui. Nous
suçons nos pouces.
Je dois faire prendre des munitions à Oeuilly, mais c’est
impossible le pays flambe. Marc BOURGE doit être en train de
s’expliquer avec les Allemands, j’ai l’impression que
c’est lui qui a reçu l’avalanche.
Une compagnie, ou plutôt un bataillon
français descend enfin des côtes d’Oeuilly. Les pauvres
gars tombent en plein bombardement par fusants, il y a de la casse et ils
n’insistent pas. Je ne sais pas où ils repartent
(c’était le 21/48 RI). Je ne peux rien faire que regarder. Il
y a de la mitrailleuse dans tous les coins sauf derrière nous, nous
avons l’impression d’être au milieu d’une tenaille
qui se ferme.
J’envoie un homme du coté de BOURGE. Il
revient me dire que de l’emplacement du sergent BOURGE, on tire sur
nous. Je ne suppose pas un seul instant que lui et ses hommes soient
tombés sur la tête, j’en déduis qu’ils ont
été secoués et je pense que maintenant, c’est
à nous. Je n’ose pas tirer de peur qu’ils aient
décroché un peu et alors je leur tirerais dans le dos ;
il fait nuit noire, il est d’ailleurs impossible de s’y
retrouver dans ces éclairs qui partent de partout. À ma
droite, c’est pareil, ils sont certainement accrochés aussi.
22 heures.
Je fais un tour aux environs et j’entends le
lieutenant VÉTROL crier « Repli. Repliez vous !».
Je rends compte au sous-lieutenant LANE qui va au renseignement avec
MALINCONI et LEROY. Celui-ci revient me dire d’avertir BOURGE de se
replier sur Le Chêne-la-Reine
et moi aussi. Il est impossible de prévenir BOURGE. Les Allemands
sont à sa place et tirent sur nous.
Il est impossible de monter à flanc de coteau
en pleine nuit avec une bagarre pareille et les pièces. Avec CIBERT
et son groupe, nous détériorons le canon et les pièces
et passons au sud d’Oeuilly en flammes pour rejoindre par la colline
ce qui reste du bataillon.
Les chemins sont coupés, il pleut à
torrent, nous passons a travers grillages, ronces, barbelés, sur une
pente abrupte. Des blessés du bataillon arrivé tout à
l’heure, le 21/48, nous demandent de les emmener, nous les pansons
sur place, mais il nous est impossible de les évacuer.
Après deux heures de marche, nous arrivons au
Chêne-la-Reine (4 km)
où se trouvent le capitaine LECLAIRE, chef de bataillon, et le
lieutenant PICHERIT (Erreur : le capitaine LECLAIRE que je n’ai
jamais vu, était à Oeuilly). Ils ne savent rien de ce qui
s’est passé en bas.
Je rends compte au Lieutenant PICHERIT qui a
l’air de croire les Allemands à 30 km d’ici au
moins ! Je relate ici notre conversation :
Lt
PICHERIT Vous
n’aviez pas l’ordre de quitter les positions.
R.BERLIN J'ai
reçu un ordre verbal crié à pleins poumons par le
lieutenant VÉTROL.
P Vous
ne dépendez pas du lieutenant VÉTROL.
B J’ai
rendu compte au sous-lieutenant LANE qui m’a fait savoir verbalement
de me replier ainsi que BOURGE.
P Vous
deviez avoir un ordre écrit du capitaine.
B Le
capitaine n’est plus à Oeuilly
depuis longtemps ou bien, s’il y est, il est rôti.
P BOURGE,
BLIN et les autres ne sont pas remontés, vous n’aviez pas
à le faire.
B Ils
ne remonteront plus, maintenant.
P Je
vous croirai quand le capitaine sera ici. En attendant, vous allez envoyer
un homme vers l’adjudant-chef.
B Mon
lieutenant, je n’enverrai personne, cet homme ne passera pas, les
Allemands sont entre l’adjudant-chef et nous. Tout le monde est
crevé et nous n’avons rien mangé depuis hier.
P Bien,
nous règlerons cela demain.
Malgré que nous soyons recrus de fatigue, je
reçois l’ordre de prendre position à
l’entrée du village dont
je ne connais pas la topographie. Je prends dix hommes avec moi et le
reste s’en va dormir. Je poste les hommes en sentinelles. KARSMAREK
que j’ai posté à l’orée d’un bois
revient me dire qu’il y a une petite troupe qui traverse le bois et
qu’elle parle allemand. (KARSMAREK, d’ascendance polonaise,
parle l’allemand). Je fais rendre compte au lieutenant PICHERIT qui
me fait répondre que nous dormons debout et voyons des Allemands
partout, mais il ne se dérange pas. Sur le matin, le sergent CIBERT
me remplace avec son groupe. Je vais dormir dans une cave. Je n’ai
toujours rien mangé, seulement bu un peu de Champagne : il y en
a partout ici.
13 Juin 1940
6
heures.
Le
lieutenant PICHERIT m’apprend qu’il a envoyé CIBERT avec
un homme prévenir l’adjudant-chef à quatre
kilomètres d’ici. Je déclare au lieutenant que ce
n’était certainement pas à CIBERT d’y aller,
crevé comme il était, alors que d’autres ici sont
certainement mieux reposés et mieux nourris et que, de plus, ils ne
reviendront pas. Le Allemands nous ont certainement dépassés
cette nuit. Je me fais traiter d’idiot, de défaitiste (Nous
avons su depuis que les allemands étaient aux portes de Paris, ce
jour). Nous n’avons pas revu le sergent CIBERT.
7
heures.
Je
trouve quand même à manger et du linge propre, cela me recale
un peu. Le sergent-chef NIEMENCHENSKY vient m’annoncer le plus
tranquillement du monde que le lieutenant PICHERIT ne parle pas moins que
de me faire passer par les armes, motif : désertion devant
l’ennemi et propos défaitistes. Cela me sidère un peu
mais je lui dis "Ne t’en fais pas, d’ici que cela arrive,
il y aura du changement dans le secteur. Avant, il faudra qu’il cherche
le capitaine et il ne le trouvera pas de sitôt".
Je
crois sans en être certain que dans la matinée du 13, certains
qui étaient à Oeuilly
sont remontés et ont expliqué à leur tour la bagarre
du 12 en bas.
9
heures.
Le
lieutenant PICHERIT m’envoie poster mon groupe à la sortie
nord du pays. Je trouve là, dans une sorte de carrière,
l’adjudant LECOQ qui regroupe sa section. Il avait eu une attaque au
petit jour devant le pays.
Nous
trouvons deux mitrailleuses dont une avec le trépied brisé
par un obus de mortier. Les fusils-mitrailleurs sont restés en avant
du pays, détériorés paraît-il. Je me fais
expliquer où ils sont et vais les chercher. Je les trouve à
400 mètres et en même temps deux Allemands à vingt
mètres de moi. Ils ne m’ont pas vu et ils rentrent fouiller
une ferme isolée. Je n’ose pas charger les FM et tirer :
s’ils s’enrayent, je suis cuit, car je n’ai pas
d’autre arme sur moi. Je reviens à quatre pattes avec les deux
FM et les munitions et j’active le mouvement pour la défense
de notre coin.
Un
motard allemand vient sur le village : il est reçu à la
chicane de la route par des FM. Blessé, il est soigné au
bataillon et déclare, traduit par KARSMAREK : « je
croyais le pays vide, nous l’avons dépassé depuis
longtemps ».
Nous
regroupons ceux qui restent dans le coin; dix-huit hommes, pas trop
mal armés.
À
10 heures, nous repoussons une infiltration qui se présente entre
les bâtiments de ferme. Il y a un barrage avec des machines agricoles
et des voitures : plusieurs allemands y restent accrochés. La
défense est organisée à l’intérieur du
pays.
Il
est 13 heures. Pas de soupe, uniquement du Champagne. Ca ne remplit
guère l’estomac, mais ça soutient le moral. Puis nous
délogeons un mortier allemand qui nous arrose depuis un peu trop
longtemps. Nous sommes encerclés et sentons que cela se resserre.
Nous tirons sur tout ce qui bouge de loin ou de près.
16
heures.
Un
obus de mortier tombe derrière nous tuant BRUDAIRE et BOIZARD, pourtant abrités dans un boyau couvert de tôles et de
terre, alors qu'ils remplissaient les chargeurs de FM.
Nous
sommes quatre dans un trou de mitrailleuse : un obus tombe dans notre
trou, ACCARD à coté de moi a la cuisse traversée par
un éclat. Je crois que c’est l’affut de la pièce
qui m’a protégé des éclaboussures. Je fais
évacuer ACCARD par deux hommes. Nous délogeons un second
mortier.
L’adjudant
LECOQ envoie un homme dans le château d’eau à
côté de nous. Aussitôt la mitraille pleut dessus.
L’adjudant LECOQ voudrait que je m’installe à sa droite
parce que, où nous sommes, on est repérés. Je lui
réponds qu’ici, on est encore dans des trous et
qu’ailleurs, nous ne pourrons pas en faire. Il s’entête
et part en reconnaissance pour déplacer les pièces du sergent
BAUDOIN, plus docile que moi. C’est calme, à ce moment
là, on entend un seul coup de feu. C’est pour l’adjudant
LECOQ, tué net.
17
heures 30
Nouvel
assaut, guidé par un petit avion. Cette fois, c’est
déjà plus sérieux. Les bandes de mitrailleuse
défilent à une cadence accélérée,
j’ai pris la place du tireur, ça crache de partout.
Un
soldat isolé (je ne sais pas son régiment) fait le coup de
feu au mousqueton près de nous. Il reçoit une balle dans
l’avant-bras droit, il retrousse sa manche, pose son mouchoir et tire
de la main gauche. Debout vers un pan de mur, il n’est guère
abrité, il reçoit une balle dans la jambe et s’abat par
terre, se relève, tire encore. Une troisième dans la jambe,
il s’arrête n’ayant presque plus de munitions. Nous lui
crions de s’en aller. Il doit être devenu fou ou presque, il
nous menace de son arme si nous ne lui donnons pas de cartouches.
Maintenant
complètement à découvert, il tire au hasard
jusqu’au moment où, épuisé, il
s’écroule ; je le fais transporter loin du feu ; les
gars à plat-ventre le tirent derrière eux (très
drôle).
Je compterai,
pendant une pause de quelques minutes, dix-sept allemands accrochés
aux machines agricoles : dix-sept pour nous, et combien pour le reste
du bataillon dans le village ? Pas de chance pour eux, ils ne verront
pas Paris où leurs camarades sont déjà arrivés.
Pour eux, adieu la grosse Deutschland.
L’attaque
se termine, pas trop de casse chez nous, mais on ne compte plus les
allemands accrochés dans le barrage. Nous allons êtres
tranquilles un petit moment. Un peu de ravitaillement, tabac, champagne. On
ne l’a pas volé, mais on aimerait casser la croûte un
peu mieux.
L’avion
réapparait, je tire dessus à balles traçantes et il
s’en moque éperdument. Cela nous laisse prévoir une
autre séance. Les mortiers recommencent, en effet, mais cette fois
ils sont bien camouflés, sans doute enterrés et nos armes
n’y peuvent rien.
20
heures.
Cette
fois, ça y est, c’est la grande danse ! Ils y ont mis le
paquet, c’est par centaines et centaines que nous les voyons arriver.
Il n’y a plus d’espoir de s’en tirer. Nous tirons encore
tant que nous pouvons. Il y a un arrêt mais l’on sent que
l’assaut va venir et va nous submerger. Nous tenons un bref conseil.
Nous avons fait ce que nous avons pu. Continuer serait le signal de notre
massacre à tous, à treize que nous restons. Nous ne pourrons
pas faire face plus de quelques minutes.
Des
ordres en français nous viennent d’en face, et ma foi, la rage
au cœur, nous basculons les pièces et jetons les fusils :
« Les mains en l’air, sortez des
trous ! », voila ce que nous entendons en français.
Je ne sais pas comme nous sommes, mais les premiers allemands qui
s’avancent me font peur tant leur visage est révulsé
par la colère et la rage.
L’un
d’eux, une mitrailleuse légère sous le bras, continue
de tirer bien que nous soyons debout les bras en l’air. Plusieurs de
mes camarades tombent encore. La gueule de la mitrailleuse tourne lentement
de notre coté lorsqu'un officier allemand avec un vigoureux coup de
pied au cul du tireur, arrête celui-ci : pour quelques-uns, il
était temps
Un
allemand s’avance vers moi, désigne ma baïonnette
restée au ceinturon, l’enlève et m’en menace.
Puis il la jette, prend son fusil par le canon et m’assène un
coup de crosse sur le casque, mon oreille gauche saigne et j’aurai
longtemps deux trous sur le crâne. Dans la carrière,
j’entends le sergent BAUDOIN crier sans arrêt « je
suis blessé ». J’apprendrai plus tard en Allemagne
qu’il est mort là, faute de soins et par le bulletin des
Prisonniers de guerre, j’ai appris que Mme BAUDOIN demandait des
précisions sur sa mort. Je lui ai écrit et c’est ainsi
que j’ai su qu’il était décédé dans
la carrière.
Les
allemands nous rassemblent au bord de la route. Sur les dix-huit que nous
étions le matin, trois seulement dont moi sont sans blessures, les
autres morts ou plus ou moins touchés. Nous ne pouvons
dénombrer nos morts exactement.
Le
lieutenant FAVREAU a reçu à bout portant une décharge
de pistolet qui lui a brulé l’oreille et les cheveux. Quand je
lui demanderai ce qu’il a, il me répondra « ils
sont rudement maladroits pour rater un homme en lui tirant sous le
nez ».
Le
sous-lieutenant LANE, que l’on n’a pas vu pendant la bagarre, a
enlevé ses galons avant la ruée ; les Allemands,
à ses vêtements, le reconnaissent pour un officier, il y a
discussion entre les officiers allemands et j’ai vu le moment
où LANE allait passer un mauvais quart d’heure, puis ils
l’ont laissé tranquille.
Un
blessé de mon groupe, la cuisse traversée, se plaint assis
par terre. Je veux traverser la route pour ramasser un paquet de pansements
et j’ai un pistolet sous le nez. Enfin, on s’explique par
gestes, je le soigne comme je peux mais le sang coule à flots et je
le ligature avec ma ceinture de flanelle.
L’officier
allemand commandant les troupes déclare à notre
capitaine : « Vous n’étiez pas nombreux, mais
vous nous avez fait un mal terrible ». Cela nous fait penser
à la devise de la C.A.2. : le hérisson (qui s’y
frotte s’y pique). J’apprendrai le lendemain que notre
commandant de compagnie, le lieutenant PICHERIT, n’a pas attendu la
bagarre pour s’en aller.
Compléments
à ce récit
Pour
les trente soldats tombés dans les combats autour du
Chêne-la-Reine, voir ici.
Les
autres soldats, morts pour la France, cités dans ce récit, sont
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Naissance
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Décès
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MUNEROT Joseph Cyriaque
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19-03-1891, Bethisy-St-Pierre (60)
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17-05-1940, Reims
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Chef de bataillon
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CHOLLET Daniel Jules Isidore
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13-06-1916, Condé-sur-Noireau
(14)
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18-05-1940, Sault-les-Rethel
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sergent vaguemestre
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MOYSAN Louis Joseph
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13-06-1904, Paris (75)
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18-05-1940, Thugny-Trugny
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Lieutenant, séminariste.
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MACAIRE Georges Eugène Pierre
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28-03-1910, Groslay (95)
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21-05-1940, Sault-les-Rethel
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tué par éclat d'obus
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CIBERT
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Sergent. Non trouvé sur MdH.
Peut-être n'est-il pas décédé.
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Lire
également : la bataille de Rethel, 16 mai-16 juin 1940,
de
Robert Marey (Edition Terre Ardennaise)
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