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 Le rempart contre l’oubli, sur Internet

1914  >>  1918  >>  1945  >>  2012

 

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Sélection de textes

 

Zone de Texte: De la drôle de guerre à l’exode

 

Un grand merci à Valérie pour la saisie de ce texte

Page publiée en 2009,  mise à jour le 26 septembre 2012

 

 

 

Ces souvenirs ont été regroupés par Auguste HÉRY à la suite de sa rencontre avec Pierre MIQUEL. Ce dernier, à la fois historien et conteur, était curieux de tous ces témoignages et on retrouve plusieurs extraits du récit ci-dessous dans son livre « L'exode » (Plon, 2003).

 

~ = o O o = ~

 

Ce sont quelques jours dans la vie d’un gamin de 15 ans, qui ont marqué toute une génération, quelques jours que l’on a du mal à imaginer aujourd’hui.

 

 

 

1 - La drôle de guerre (septembre 1939 – mai 1940)

2  -  L’exode    (juin 1940)

 

 

 

 

 

1 - La drôle de guerre

 

 

 

Septembre 1939

 

Le 3 septembre 1939, la déclaration de guerre surprend le gamin de 14 ans ½ que je suis, dans une petite ferme de CHAVENAY, hameau de DORMANS, à dix kilomètres de chez moi. J’avais été embauché deux mois auparavant en qualité de commis de culture.

 

Mon père rejoint son affectation quatre jours plus tard, comme le stipule son fascicule de mobilisation. À 37 ans, il est encore mobilisable. Il sera incorporé dans la deuxième réserve du 26e Régiment de Cavalerie à EPERNAY.

Il a du fermer l’atelier de maréchalerie où il exerçait à CHAMPVOISY et ma mère se retrouve seule avec ma sœur de six ans à la maison. Le prêt de cavalier de deuxième classe ne suffira pas pour faire vivre une telle famille et la paye du gamin qui, de toute façon, est nourri et logé, compensera à point nommé cette carence de l’État.

 

Mon patron, à 54 ans, est une force de la nature. Mais, ancien combattant de 14-18, il reste handicapé par un asthme chronique du aux gaz asphyxiants des tranchées où il a servi, dans une unité de « Crapouillots ».

Il m’entretient souvent de sa guerre. D’un optimisme à toute épreuve, il voit la conclusion de cette guerre à brève échéance avec, bien sûr, la défaite de l’Allemagne.

 

Mais petit à petit, son optimisme fait place à de l’inquiétude car, dit-il, « de mon temps,  en 1914, le soldat, même au repos, était à l’instruction et à l’exercice. La guerre, c’est comme tous les métiers, ajoutait-il, ça s’apprend sans cesse ».

Il est vrai que les unités qui viennent cantonner dans les villages sont en repos permanent. Si ce n’était l’absence des hommes du pays, mobilisés, et qui se trouvent certainement dans la même situation, on se croirait en temps de paix quand les troupes en manœuvre passaient ou cantonnaient dans le village à la grande joie des gamins.

 

La drôle de guerre s’installe petit à petit. La réalité est là, les duels d’artillerie, les communiqués de presse quotidiens du début, font place maintenant à d’obscurs replis stratégiques sur des positions préparées à l’avance que personne ici ne voit.

 

Le front plissé, les sourcils froncés, mon vieux soldat de patron s’emporte :

« Où sont-ils, les préparatifs de positions de défense ? Depuis septembre dernier, il devrait y en avoir des blockhaus sur nos coteaux et dans les bois, et des emplacements de combat, des emplacements de pièces d’artillerie !».

Et chaque fois, il me fait toute une théorie sur ce qu’il a appris dans la pratique, au combat, pendant « sa guerre ».

 

Drôle de guerre, en effet !

L’hiver 1939 se passe ainsi, puis le début du printemps.

 

~ o O o ~

 

 

Mai 1940.

 

Ce jour-là, à cinq heures du matin, le réveil est brutal.

Il fait déjà grand jour, un avion allemand vient de larguer une bombe qui visait la voie ferrée. J’ai un peu l’impression de mettre le pied dans cette guerre. En fait, je découvrirai plus tard que le projectile est tombé en bordure de la Marne sans faire de dégâts, si ce n’est un cratère assez large et profond.

Nous sommes le vendredi 10 mai, premier jour de la ‘bataille de France’. Ce n’est pas encore vraiment un baptême du feu, pour moi, mais celui-ci va arriver rapidement.

 

Ce sera dans les derniers jours du mois. En matinée, vers 10 heures, le patron et moi sommes partis transférer les vaches. Il juge trop risqué, en cas de bombardement, de les laisser dans la pâture située entre la route nationale et la voie ferrée et décide de les conduire dans un lieu moins dangereux.

A peine commençons-nous à rassembler le bétail que des avions surgissent à basse altitude en prenant la route en enfilade à la mitrailleuse. Le réflexe du vieux baroudeur est de me jeter à terre d’un geste, puis il plonge à son tour, m’entraînant en rampant vers un repli de terrain.

Les avions tournent, reviennent, je suis paralysé par la peur. Et par ce son ! Les sirènes qui hurlent ne sont pas celles de la ville, mais celles des avions quand ils piquent ou celles des bombes qui tombent. L’éclatement de l’une d’entre elles non loin de nous ajoute un serrement de plus au creux de mon estomac. C’est la grande trouille.

Près de moi, le vieux soldat impassible, me rassure : « N’aies pas peur gamin, quand tu entends les bombes siffler, elles ne sont pas pour toi. Tu verras, tu t’y feras ».

Ce jour-là, le courage de cet homme, en me rassurant, force mon admiration. Son exemple me servira beaucoup pour la suite de cette guerre et même après, au cours des dix-huit années que je passerai en Algérie, dont près de huit ans de guerre.

 

 

 

Juin 1940

 

En ce tout début de mois, les événements se précipitent.

 

Il est presque midi, ce 3 juin, je suis à l’attelée, ce jour-là, dans une parcelle au pied de la ‘Pente des Coquines’, au-dessus de CHAVENAY.

 

Des bruits de moteurs et de détonations me font lever les yeux. Plusieurs avions virevoltent au-dessus de moi. Haut, très haut. Deux mille, trois mille mètres, peut-être plus, difficile à dire. Il ne me faut pas longtemps pour comprendre qu’il s’agit d’un combat aérien.

A cette altitude, impossible de savoir qui est qui.

 

Quelques minutes de ce ballet étourdissant puis c’est le drame prévisible. L’un des avions pique dans un bruit caractéristique. Aucune fumée, probable que le pilote a été touché et s’est effondré sur le manche à balai.

Il semble plonger vers moi. Quinze secondes, vingt peut-être, interminables, et l’avion disparaît juste de l’autre côté de la colline où je suis. Puis un bruit assourdissant, une colonne de fumée, et plus rien.

C’est presque le silence, le combat se prolonge en direction d’Épernay, mais le vrombissement des moteurs s’éloigne.

La carcasse ne doit pas être loin, avant le Clos Milon, c’est sûr. Je voudrais y aller mais pour voir quoi, il ne doit pas rester grand-chose. Et de toute façon, je ne peux pas laisser mon attelée comme ça.

 

 

Le ciel a retrouvé son azur le plus calme mais il n’est plus vraiment pareil. D’ailleurs, rien n’est plus pareil, depuis quelques jours. Partout, un sujet de conversation revient : l’avancée allemande s’accentue.

 

 

~ o O o ~

 


 

 

2  -  L’exode

 

 

 

Première semaine de juin

 

Les réfugiés des zones de combat arrivent, notamment des Ardennes. Ils ne s’arrêtent que pour un court repos et reprennent la route vers le Sud. Même les habitants situés au nord de la Marne viennent se réfugier dans les villages de la rive gauche, au sud de la rivière, en prévision d’une probable destruction des ponts. C’est la répétition des combats de la Marne de 1914 et de 1918 et beaucoup d’entre eux ont déjà vécu ce scénario.

À son tour, mon patron est allé chercher les grands-parents de la patronne à CHAMPVOISY à dix kilomètres au Nord de la Marne, pour les emmener le cas échéant.

Puis ont lieu les premiers départs de la population locale. Ce sont d’abord ceux qui n’ont pas de moyens de transport et qui ont un pied-à-terre au sud de la Loire qui partent par la voie ferrée. Ensuite, les propriétaires de voitures particulières qui ont un point de chute précis, dans la famille ou parmi des connaissances. Les autres, la majorité, attendent. Ils espèrent, sans trop de conviction toutefois, que l’avance de l’armée allemande sera arrêtée sur l’Aisne !

Pendant ce temps, des troupes françaises continuent à aller et venir alentour, sans donner l’impression que des combats pourraient avoir lieu dans le secteur. « Pas d’aménagements, pas d’emplacements de combats ni de points fortifiés », continue à s’étonner mon patron.

 

 

~ o O o ~

 

 

Le 9 juin dans la journée, la nouvelle se répand que la population civile doit quitter la zone des combats de DORMANS pour le lendemain. C’est paraît-il l’avis de l’autorité civile.

 

« Ne nous pressons pas encore pour partir, un contre-ordre peut arriver de rester sur place », nous dit le patron.

En attendant, la patronne et la fille de la maison – Marguerite, 18 ans – s’activent à préparer tout ce qui devra être évacué. Le patron et moi, pendant ce temps, aménageons des caches dans divers endroits de la propriété pour enterrer des objets ou produits à soustraire de la destruction ou du pillage. Vient ensuite le chargement sur la charrette à moisson avec ses deux roues à bandage ferré et la grosse chambrière de force avant. Après une année d’apprentissage, je ne suis pas peu fier, le rôle de conducteur m’est dévolu.

 

 

Le 10 juin vers 21 heures, tout est prêt pour l’exode. Les réfugiés continuent de passer, mélangés à des militaires isolés. Un émigré de mon pays, de passage, m’a rassuré sur le sort de ma mère, ma sœur Micheline et Théotime, mon grand-père paternel, qui accompagnent d’autres habitants du village dans un convoi hippomobile.

Un peu partout, la solidarité est de mise. Elle permet aux personnes sans moyens de transport de se joindre à des convois hippomobiles qui pourront porter quelques affaires indispensables, des enfants en bas âge, des vieillards ou des personnes handicapées.

Ainsi, une mère et ses deux enfants se joindront à nous, pris en charge, avec leurs bagages, par mes employeurs. Deux autres charrettes vont nous accompagner pour former un groupe d’entraide.

 

 

Le 11 à trois heures du matin, le convoi s’ébranle sur la route en direction du Sud via MONTMORT.

La voiture du patron, une traction avant, conduite par la fille avec à son bord la patronne, suit la même allure que les chevaux pour ne pas être séparée. La grand-mère légèrement handicapée est installée au faîte du chargement de la charrette dans un espace aménagé avec des matelas. Moi, du haut de mes 15 ans ½, je suis donc à la conduite de l’attelage, un cheval dans les limons de la charrette et l’autre au cordeau à l’avant.

Sans incident, nous dépassons IGNY-LE-JARD et nous installons notre équipage en retrait de la route dans un pré en bordure du bois, pour une première halte. Il est environ six heures du matin.

 

Marche de nuit et arrêt le jour, pour ne pas risquer les bombardements de convois, c’est la tactique de notre ancien soldat. Il fait montre de beaucoup d’assurance à mes yeux mais cela me parait de la témérité quand, après un repos de quelques heures, il décide de retourner à CHAVENAY afin de ramener avec nous deux vaches qui nous fourniront le lait pour le temps de l’exode. Il me demande de l’accompagner.

Nous voilà de retour à notre point de départ en fin de matinée, nous récupérons les vaches dans une pâture éloignée en bordure de la forêt et repartons. Tout est calme, il n’y a quasiment pas de mouvement de population civile et juste de petits détachements militaires. Ceux-ci ne montrent toujours guère d’activité qui laisserait penser que des combats se préparent. Vers 17 heures, nous rejoignons notre convoi à l’étape sans encombre. Je me demande par moments si c’est vraiment la guerre.

 

J’allais m’octroyer un court repos avant de reprendre la route, mais ma curiosité m’amène en bordure de route où passent encore de petits convois de réfugiés qui continuent à circuler ainsi que des militaires isolés.

Surpris par un vrombissement de moteur d’avion, je me jette à plat ventre dans le fossé tandis que plusieurs bombes explosent dans les champs en bordure de route. J’ai bien fait, l’une d’entre elles tombe à une quinzaine de mètres de moi, me couvrant de terre dans la seconde.

Lorsque je me relève en me secouant, j’aperçois en bordure de route un chariot avec des chevaux renversés et des secours qui arrivent. Je me précipite. Le souffle de l’une des bombes a renversé le véhicule et son attelage. Rien ni personne n’a été atteint, le conducteur est un peu commotionné, mais rien de sérieux.

Pas de mal chez nous non plus. Quant à moi, je ne me rappelle pas avoir eu peur, mais oui, c’est vraiment la guerre.

 

Après quelques heures de sommeil, les bêtes sont soignées, nourries, abreuvées, attelées et vers une heure du matin, c’est le départ pour une autre étape qui doit nous conduire au-delà de MONTMORT.

La nuit est très noire, il y a maintenant une circulation militaire assez intense et aussi des réfugiés, le tout sans éclairage bien sûr. Il nous faut respecter un espace suffisant entre chaque attelage pour éviter une collision. Nos deux vaches attachées à l’arrière de la voiture suivent ; la jeune conductrice de la traction réalise des prouesses pour suivre l’allure du convoi dans l’opacité de cette nuit. Le patron, comme un sergent serre-file, va de l’un à l’autre, prodiguant ses conseils et surveillant le grand-père qui pourrait être victime d’un malaise ou s’égarer en dehors du convoi. Celui-ci, valide malgré son âge avancé, n’a pas voulu prendre place sur la charrette avec son épouse. Ancien maire de sa commune pendant près de trente ans, il se serait senti déshonoré en cet équipage.

Dans cette nuit noire, nous entendons plus que ne les distinguons des groupes de militaires. Ils sont en bordure de forêt,  non loin de la route et mon patron, près de moi, de s’étonner : « Comment se fait-il que sur cette voie stratégique des renforts ne soient pas acheminés vers le front ? ». Il voulait se rassurer, et nous rassurer aussi, en laissant supposer que les renforts étaient sûrement dans cette forêt, prêts à intervenir pour une contre-offensive.

 

En cette période de l’année, le jour arrive vite et nous atteignons juste MAREUIL-EN-BRIE, à la sortie de la forêt, aux premières lueurs du jour. Tout en marchant, le patron me prévient :

« Cette route ne m’inspire pas confiance gamin. Essaie de presser l’allure de tes chevaux, je vais à l’arrière activer les vaches, il faut passer MONTMORT ce matin et faire étape après, en bordure de la forêt. »

J’active le pas comme il m’a été dit et vers sept heures, nous avons en effet traversé la nationale à MONTMORT et pris la direction d’ETOGES. Aussitôt après, par un chemin de terre, nous gagnons la forêt et un emplacement abrité pour passer la journée.

 

Un vrai tacticien du camouflage, le patron ! Il dirige la manœuvre des voitures pour qu’elles soient cachées par les arbres, la traction voit ses parties brillantes recouvertes de branchages. Les chevaux restent également sous bois, seules les vaches restent visibles en bordure du chemin. Dans une petite ferme à proximité, nous trouvons de la nourriture pour les chevaux et de l’eau. Pour ne pas exposer les chevaux, nous transportons tout cela nous-mêmes avec des seaux.

Le repos ne sera pas de longue durée. D’autres réfugiés sont venus profiter de la protection de l’orée du bois pour faire une halte. Ce sont ensuite des militaires isolés qui se joignent à nous. Notre camouflage a inspiré les nouveaux arrivants, il est vrai que le cantonnement ainsi réalisé ne présente aucun risque d’attirer la vue depuis les airs.

 

Aucune information ne nous est encore parvenue, nous ignorions tout de la situation. Même les militaires qui momentanément se reposent près de nous, ne savent pas où en est le front. Ils retraitent et, séparés de leur unité, attendent des ordres pour un regroupement. Cela n’est pas pour plaire à mon patron. Je l’entends encore s’étonner à très haute voix : « Mais c’est donc la pagaille ! ».

 

Depuis le départ, le garde-manger n’a pas été renouvelé puisque les villages traversés ont été évacués. Les conserves et les légumes emportées constituaient un bon stock mais le pain commence à faire défaut. Nous nous rendons compte pour la première fois de ce que le mot « restriction » veut dire.

 

Un nouveau vrombissement d’avions met fin précipitamment à la réflexion sur le rationnement du pain. Le hurlement de sirène qui précède l’explosion des bombes prend au creux de l’estomac. Les avions piquent impunément sur l’objectif visé qui est la ville, sur la route en suivant les maisons et les arbres. Plaqués au sol par mesure de précaution malgré la distance qui nous sépare de la ville, nous avons le sentiment d’être abandonnés. Nous nous demandons « Mais que fait donc l’aviation française ? »

C’est sûrement la pensée d’un des soldats, caché en forêt près de nous, qui fait feu à plusieurs reprises sur les zingues qui tournoient à faible altitude pour repartir sur la ville. Ce tireur, anonyme n’a pas atteint ses cibles mais son courage me réconforte. Le calme revenu après une demi-heure de bombardement et de mitraille, nous sommes soulagés d’être passés encore une fois à côté de cette attaque.

Tout à coup, la grand-mère, descendue de la voiture pour le repas s’inquiète de l‘absence de son mari. Elle l’a vu s’éloigner du cantonnement en direction de MONTMORT, peu avant le bombardement puis plus rien. Recherche dans les environs immédiats, sans résultat. Pas plus qu’en ville que nous ratissons comme nous pouvons.

Le soir tombe, le grand-père n’est toujours pas revenu. Il est 22 heures, il faut pourtant repartir et le convoi s’ébranle à nouveau. Nous apprendrons bien plus tard que notre ‘disparu’ a été pris en charge dans MONTMORT par un véhicule militaire. Il sera déposé dans un autre convoi de réfugiés qui finira par le ramener chez nous ... une huitaine de jours après notre propre retour.

 

 

Il est devenu évident que l’aviation serait un danger permanent pour nous, en journée. Alors, il fait presque nuit lorsque notre convoi reprend à nouveau direction du Sud, ce 12 juin, en évitant les routes principales. Les difficultés sont grandes de conduire les attelages dans des chemins souvent mal ou pas entretenus du tout. La conductrice de l’auto se lamente de ce choix d’itinéraire mais elle sait bien qu’il est moins dangereux. Et heureusement, il fait sec.

Par des chemins cahoteux, nous évitons CHAMPAUBERT et gagnons COIZARD-JOCHES. Dans ce village, sans signalisation routière visible de nuit, notre convoi s’engage sur une petite route encaissée et étroite qui nous conduit vers les marais de SAINT-GOND.

Soudain, un véhicule militaire blindé léger vraisemblablement, une automitrailleuse qui avait emprunté le même itinéraire, manque de s’encastrer dans la dernière charrette de notre convoi. S’adressant au conducteur, un militaire menace de brûler nos voitures si nous ne prenons pas des dispositions immédiates pour permettre son passage, nous soupçonnant même d’appartenir à la cinquième colonne (lire ici) ! Dignement, mon vieux soldat de patron lui dit :

« Jeune homme, en 1914, j’étais ici, dans les marais de SAINT-GOND, avec JOFFRE. Notre mission était de se faire tuer sur place plutôt que reculer. Essayer d’en faire autant cette nuit ».

Et notre convoi a repris sa route. Nous avons entendu l’engin blindé manœuvrer derrière nous, mais nous ne l’avons pas revu.

 

 

En ce matin du 13 juin, le jour est levé quand nous arrivons en vue du village d’ALLEMANT que l’on atteint en empruntant une montée assez raide. Nous hésitons un instant devant cette difficulté pour les attelages. Mais nous sommes à ce moment sur un glacis sans abri, et il est urgent de s’en éloigner, surtout que l’augmentation du nombre de convois civils et militaires sur les routes alentour commence à nous inquiéter. Sans plus hésiter, nous entreprenons de monter cette cote et par chance, les chevaux réussissent à hisser les charrettes jusqu’au village où nous trouvons une grange et des bosquets d’arbres où nous cantonnons.

De où nous sommes, le regard porte sur un panorama large mais terriblement exposé. Une vue peu rassurante, avec toutes ces routes encombrées d’une circulation hétéroclite.

Nous sommes installés depuis peu quand des avions de chasse surgissent et piquent en mitraillant l’un des convois qui montait sur ALLEMANT. La ronde devient infernale, des voitures brûlent, les gens fuient dans les champs.

Le ballet sanglant semble ne pas devoir s’arrêter. Quand des avions repartent, d’autres arrivent, reprenant mitraillage et bombardement. Ils viennent tourner au-dessus de l’église à proximité de la grange qui nous abrite et piquent à nouveau pour poursuivre leur ronde macabre qui n’épargne aucune voie : en direction de BROYES, de PEAS, de SAINT-LOUP, de MONDEMENT, de BROUSSY-LE-PETIT. Cela dure jusque dans l’après-midi, où c’est sur SAINT-LOUP que les attaques seront les plus violentes.

Cette journée aura été pour nous une journée de cauchemar. De plus, nous n’avons pas pu dormir, ni même manger, même si les problèmes d’intendance ne se sont pas faits sentir pour le pain.

 

 

L’itinéraire du lendemain nous conduit vers le département de l’Aube. Il est environ deux heures du matin, le 14 juin, quand notre convoi se met une nouvelle fois en route. La descente sur SAINT-LOUP est très difficile. La route est encombrée de charrettes renversées ou abandonnées, de cadavres de chevaux. Le village ressemble à un champ de bataille. Des soldats, des civils, des chevaux, des bovins tués obstruent la rue principale. Nous n’avons d’autre choix que de les déplacer pour passer et les abandonner, comme les ont abandonnés avant nous ceux qui ont échappé à la mort.

 

Le jour pointe quand nous sortons du village. Un détachement de cavalerie au trot enlevé nous dépasse en empruntant les champs. Il est suivi par des véhicules automobiles militaires « avec, à bord, des officiers supérieurs », nous explique le patron, qui est visiblement marqué par ce qu’il voit mais je ne comprends pas pourquoi.

Nous traversons LINTHELLES et prenons la direction de PLEURS, il est environ sept heures. Par groupes épars ou isolés, des soldats nous croisent, nous dépassent, manifestement désordonnés. Le mot n’est pas encore sur les lèvres, mais c’est la débâcle.

Un convoi de véhicules blindés arrive en face de nous et s’arrête à notre hauteur. Les croix noires sur les véhicules et les croix gammées sur les brassards ne laissent aucun doute, ce sont les allemands. Nous les fuyions et ils étaient devant nous, refermant déjà la tenaille ! Les militaires isolés qui viennent de nous dépasser sont désarmés illico par les allemands qui cassent leurs fusils. Ils les laissent libres sur la route et le convoi militaire reprend immédiatement son chemin en direction de LINTHELLES, après qu’un allemand, dans un français très pur, nous ait recommandé d’y retourner également et de séjourner à l’intérieur des maisons en raison d’un risque de combat dans le secteur.

 

Sans plus attendre, nous effectuons demi-tour pour gagner les bâtiments de la première ferme de LINTHELLES où nous prenons sans tarder les dispositions de sécurité en fonction de ce que nous indiqué les allemands.

De combats, il n’y en a pas eus, du moins nous n’en avons pas entendus.

 

 

C’est la fin de l’exode. Mon patron est anéanti par le spectacle des militaires désarmés par les allemands, il lui semble avoir franchi les limites de l’imaginable. Pendant une partie de la journée, il se lamente.

« Pourquoi, comment en est-on arrivé là ? C’est une honte ! » ressasse-t-il tout en essayant d’organiser le cantonnement mais l’esprit de protection minutieuse dont il nous a habitué depuis le départ n’est plus son souci majeur. Pour lui, la guerre est terminée !

 

Quelques soldats français isolés, désarmés, errent dans le village. Ce sont probablement ceux dont les allemands ont cassé les fusils devant nous. Ils sont perdus, ne pensent même plus à fuir. Ils semblent résignés, comme nous d’ailleurs. Notre vieux soldat de 14 donne vraiment l’impression de vouloir éviter le contact avec eux.

 

La journée et la nuit sont calmes. Plus de bombardements, plus de mitraillage. Doucement, nous sortons d’un mauvais rêve. Nous ne reverrons pas de soldats allemands sur la route, et d’ailleurs, nous ne verrons ni n’entendrons d’autres combats.

 

 

Tout est fini, nous rentrons chez nous, décide le patron au matin du 15 juin. Nous n’avons pourtant aucune information mais sa lucidité lui permet d’analyser la situation et de s’adapter rapidement.

En début de matinée, tout est près pour le voyage retour. Mais avant le départ, la conductrice de la traction s’aperçoit que la jauge de carburant est à zéro. Et bien sûr, pas de station essence et pas de réserve. Il ne reste plus qu’à mettre l’automobile en remorque de la charrette à l’aide du cordage utilisé pour brêler les gerbes pendant la moisson et nous repartons.

 

Notre itinéraire traverse la route nationale à LINTHES où nous devons nous écarter pour laisser passer un convoi allemand qui se dirige vers FERE-CHAMPENOISE. Mais une voiture légère s’en détache et s’arrête près de nous. Un officier et deux soldats descendent et s’approchent de la traction avant. Après avoir compris qu’il s’agit d’une panne sèche, ils font descendre les occupants, décharger les bagages et couper le cordage. Un bidon d’essence apporté, le moteur est mis en marche. L’officier rédige alors un ordre de réquisition en allemand sur un papier détaché d’un calepin («  aucune valeur ! » décrèterons par la suite les autorités d’occupation) et le voila qui part au volant de la voiture sans autre forme de procès.

 

Nos deux vaches prennent la place de la traction derrière ma charrette et nous reprenons notre route par des voies secondaires en évitant toutefois SAINT-LOUP et ALLEMANT, où reste le souvenir du carnage deux jours plus tôt.

 

Nous gagnons BROUSSY-LE-GRAND où nous faisons halte pour nous restaurer et pour soigner les attelages. Le village est désert, les rues sont encombrées de véhicules de toutes sortes : voitures hippomobiles et automobiles, civiles et militaires, françaises uniquement, même une chenillette blindée, abandonnée. Des bêtes errent autour des habitations ouvertes et pillées. Devant l’une d’elles, un homme gît près de son chien. Tous deux ensanglantés ont été tués sur place par balles. Ce spectacle très dur à supporter, se reproduira plusieurs fois sur notre itinéraire.

Le soir, nous faisons étape à CHAMPAUBERT-LA-BATAILLE dans une ferme abandonnée où nous trouvons de la nourriture pour les chevaux. Le village est vide lui aussi. Les deux routes nationales qui se croisent devant le monument de la bataille napoléonienne, désertes également. Nous avons l’impression d’avoir échappé à la fin du monde et de nous retrouver seuls êtres humains sur la terre.

Seul et plaintif signe de vie, on entend dans les pâtures le meuglement des nombreuses vaches abandonnées, laissant leur lait s’écouler par les mamelles. Après avoir mis les véhicules à l’abri et soigné les chevaux, nous procédons à la traite de plusieurs d’entre elles qui se laissent facilement approcher pour être soulagées.

 

Les repas préparés, abondants en viande et légumes, ne sont pas complets pour nous, paysans, habitués au pain quotidien. Nous en sommes privés depuis plusieurs jours et son remplacement par des pommes de terre cuites à l’eau n’est pas vraiment une solution satisfaisante mais on n’a pas d’autre choix. L’ère des restrictions commencent. Ce que nous ne savons pas, c’est qu’elles vont durer bien longtemps.

 

 

Le 16, en début de matinée, départ pour la dernière étape sans plus se soucier d’éviter les grands axes. Notre petit convoi, au complet, circule seul. Nous sommes étonnés de ne pas rencontrer de troupes allemandes, ce que redoutait toujours le patron, en raison du risque de réquisition de nos chevaux.

 

La traversée de MONTMORT nous donne une idée des bombardements et des mitraillages que nous avons observés au cours de notre halte quatre jours plus tôt. Mais c’est quelques kilomètres plus loin, à la sortie de CORRIBERT que nous attend un spectacle que je n’ai jamais oublié depuis. Un convoi d’artillerie hippomobile avait été pris sous le feu des avions à cet endroit. La route est encombrée sur plusieurs centaines de mètres par toutes sortes de matériels détruits, des canons, des caissons et autres voitures. Hommes et chevaux gisent pêle-mêle. Les corps gonflés et couverts de mouches dégagent une odeur insoutenable. Au milieu de cette atmosphère, nous devons aménager un passage dans le fossé pour gagner, avec nos véhicules, une pâture et longer la route sur toute l’étendue de cet enchevêtrement macabre.

 

 

C’est en fin d’après-midi du 16 juin que nous sommes de retour à CHAVENAY. Là prend fin notre exode et là commencent d’autres soucis et d’autres cauchemars.

 

 

 

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