Ces souvenirs ont été
regroupés par Auguste HÉRY à la suite de sa
rencontre avec Pierre MIQUEL. Ce dernier, à la fois historien et
conteur, était curieux de tous ces témoignages et on
retrouve plusieurs extraits du récit ci-dessous dans son livre
« L'exode » (Plon, 2003).
~
= o O o = ~
Ce sont quelques jours dans la vie
d’un gamin de 15 ans, qui ont marqué toute une
génération, quelques jours que l’on a du mal à
imaginer aujourd’hui.
1
- La drôle de guerre (septembre 1939 – mai 1940)
2 - L’exode (juin 1940)
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1 - La drôle de guerre
Septembre 1939
Le 3 septembre 1939, la
déclaration de guerre surprend le gamin de 14 ans ½ que je
suis, dans une petite ferme de CHAVENAY, hameau de DORMANS, à dix
kilomètres de chez moi. J’avais été
embauché deux mois auparavant en qualité de commis de culture.
Mon père rejoint son
affectation quatre jours plus tard, comme le stipule son fascicule de
mobilisation. À 37 ans, il est encore mobilisable. Il sera
incorporé dans la deuxième réserve du 26e
Régiment de Cavalerie à EPERNAY.
Il a du fermer l’atelier de
maréchalerie où il exerçait à CHAMPVOISY et ma
mère se retrouve seule avec ma sœur de six ans à la
maison. Le prêt de cavalier de deuxième classe ne suffira pas
pour faire vivre une telle famille et la paye du gamin qui, de toute
façon, est nourri et logé, compensera à point
nommé cette carence de l’État.
Mon patron, à 54 ans, est une
force de la nature. Mais, ancien combattant de 14-18, il reste
handicapé par un asthme chronique du aux gaz asphyxiants des
tranchées où il a servi, dans une unité de
« Crapouillots ».
Il m’entretient souvent de sa
guerre. D’un optimisme à toute épreuve, il voit la
conclusion de cette guerre à brève échéance
avec, bien sûr, la défaite de l’Allemagne.
Mais petit à petit, son
optimisme fait place à de l’inquiétude car, dit-il,
« de mon temps, en
1914, le soldat, même au repos, était à
l’instruction et à l’exercice. La guerre, c’est
comme tous les métiers, ajoutait-il, ça s’apprend sans
cesse ».
Il est vrai que les unités
qui viennent cantonner dans les villages sont en repos permanent. Si ce
n’était l’absence des hommes du pays, mobilisés,
et qui se trouvent certainement dans la même situation, on se
croirait en temps de paix quand les troupes en manœuvre passaient ou
cantonnaient dans le village à la grande joie des gamins.
La drôle de guerre
s’installe petit à petit. La réalité est
là, les duels d’artillerie, les communiqués de presse
quotidiens du début, font place maintenant à d’obscurs
replis stratégiques sur des positions préparées
à l’avance que personne ici ne voit.
Le front plissé, les sourcils
froncés, mon vieux soldat de patron s’emporte :
« Où
sont-ils, les préparatifs de positions de
défense ? Depuis septembre dernier, il devrait y en avoir
des blockhaus sur nos coteaux et dans les bois, et des emplacements de
combat, des emplacements de pièces d’artillerie !».
Et chaque fois, il me fait toute une
théorie sur ce qu’il a appris dans la pratique, au combat,
pendant « sa guerre ».
Drôle de guerre, en
effet !
L’hiver 1939 se passe ainsi,
puis le début du printemps.
~ o O o ~
Mai
1940.
Ce jour-là, à cinq
heures du matin, le réveil est brutal.
Il fait déjà grand
jour, un avion allemand vient de larguer une bombe qui visait la voie
ferrée. J’ai un peu l’impression de mettre le pied dans cette
guerre. En fait, je découvrirai plus tard que le projectile est
tombé en bordure de la Marne sans faire de dégâts, si
ce n’est un cratère assez large et profond.
Nous sommes le vendredi 10 mai,
premier jour de la ‘bataille de France’. Ce n’est pas encore
vraiment un baptême du feu, pour moi, mais celui-ci va arriver
rapidement.
Ce sera dans les derniers jours du
mois. En matinée, vers 10 heures, le patron et moi sommes partis
transférer les vaches. Il juge trop risqué, en cas de
bombardement, de les laisser dans la pâture située entre la
route nationale et la voie ferrée et décide de les conduire
dans un lieu moins dangereux.
A peine commençons-nous
à rassembler le bétail que des avions surgissent à
basse altitude en prenant la route en enfilade à la mitrailleuse. Le
réflexe du vieux baroudeur est de me jeter à terre d’un
geste, puis il plonge à son tour, m’entraînant en
rampant vers un repli de terrain.
Les avions tournent, reviennent, je
suis paralysé par la peur. Et par ce son ! Les sirènes
qui hurlent ne sont pas celles de la ville, mais celles des avions quand
ils piquent ou celles des bombes qui tombent. L’éclatement de
l’une d’entre elles non loin de nous ajoute un serrement de
plus au creux de mon estomac. C’est la grande trouille.
Près de moi, le vieux soldat
impassible, me rassure : « N’aies
pas peur gamin, quand tu entends les bombes siffler, elles ne sont pas pour
toi. Tu verras, tu t’y feras ».
Ce jour-là, le courage de cet
homme, en me rassurant, force mon admiration. Son exemple me servira
beaucoup pour la suite de cette guerre et même après, au cours
des dix-huit années que je passerai en Algérie, dont
près de huit ans de guerre.
Juin
1940
En ce tout début de mois, les
événements se précipitent.
Il est presque midi, ce 3 juin, je suis
à l’attelée, ce jour-là, dans une parcelle au
pied de la ‘Pente des Coquines’, au-dessus de CHAVENAY.
Des bruits de moteurs et de
détonations me font lever les yeux. Plusieurs avions virevoltent
au-dessus de moi. Haut, très haut. Deux mille, trois mille
mètres, peut-être plus, difficile à dire. Il ne me faut
pas longtemps pour comprendre qu’il s’agit d’un combat
aérien.
A cette altitude, impossible de
savoir qui est qui.
Quelques minutes de ce ballet
étourdissant puis c’est le drame prévisible. L’un
des avions pique dans un bruit caractéristique. Aucune fumée,
probable que le pilote a été touché et s’est
effondré sur le manche à balai.
Il semble plonger vers moi. Quinze
secondes, vingt peut-être, interminables, et l’avion disparaît
juste de l’autre côté de la colline où je suis.
Puis un bruit assourdissant, une colonne de fumée, et plus rien.
C’est presque le silence, le
combat se prolonge en direction d’Épernay, mais le
vrombissement des moteurs s’éloigne.
La carcasse ne doit pas être
loin, avant le Clos Milon, c’est sûr. Je voudrais y aller mais
pour voir quoi, il ne doit pas rester grand-chose. Et de toute
façon, je ne peux pas laisser mon attelée comme ça.
Le ciel a retrouvé son azur
le plus calme mais il n’est plus vraiment pareil. D’ailleurs,
rien n’est plus pareil, depuis quelques jours. Partout, un sujet de
conversation revient : l’avancée allemande
s’accentue.
~ o O o ~
2 - L’exode
Première
semaine de juin
Les réfugiés des zones
de combat arrivent, notamment des Ardennes. Ils ne s’arrêtent
que pour un court repos et reprennent la route vers le Sud. Même les
habitants situés au nord de la Marne viennent se réfugier
dans les villages de la rive gauche, au sud de la rivière, en
prévision d’une probable destruction des ponts. C’est la
répétition des combats de la Marne de 1914 et de 1918 et
beaucoup d’entre eux ont déjà vécu ce
scénario.
À son tour, mon patron est
allé chercher les grands-parents de la patronne à CHAMPVOISY
à dix kilomètres au Nord de la Marne, pour les emmener le cas
échéant.
Puis ont lieu les premiers
départs de la population locale. Ce sont d’abord ceux qui
n’ont pas de moyens de transport et qui ont un pied-à-terre au
sud de la Loire qui partent par la voie ferrée. Ensuite, les
propriétaires de voitures particulières qui ont un point de
chute précis, dans la famille ou parmi des connaissances. Les
autres, la majorité, attendent. Ils espèrent, sans trop de
conviction toutefois, que l’avance de l’armée allemande
sera arrêtée sur l’Aisne !
Pendant ce temps, des troupes
françaises continuent à aller et venir alentour, sans donner
l’impression que des combats pourraient avoir lieu dans le secteur.
« Pas d’aménagements, pas d’emplacements de combats
ni de points fortifiés », continue à
s’étonner mon patron.
~ o O o ~
Le
9 juin dans la journée, la
nouvelle se répand que la population civile doit quitter la zone des
combats de DORMANS pour le lendemain. C’est paraît-il
l’avis de l’autorité civile.
« Ne nous pressons pas encore pour partir, un contre-ordre peut
arriver de rester sur place », nous dit le patron.
En attendant, la patronne et la
fille de la maison – Marguerite, 18 ans – s’activent
à préparer tout ce qui devra être évacué.
Le patron et moi, pendant ce temps, aménageons des caches dans
divers endroits de la propriété pour enterrer des objets ou
produits à soustraire de la destruction ou du pillage. Vient ensuite
le chargement sur la charrette à moisson avec ses deux roues à
bandage ferré et la grosse chambrière de force avant.
Après une année d’apprentissage, je ne suis pas peu
fier, le rôle de conducteur m’est dévolu.
Le
10 juin vers 21 heures, tout est
prêt pour l’exode. Les réfugiés continuent de
passer, mélangés à des militaires isolés. Un
émigré de mon pays, de passage, m’a rassuré sur
le sort de ma mère, ma sœur Micheline et Théotime, mon
grand-père paternel, qui accompagnent d’autres habitants du
village dans un convoi hippomobile.
Un peu partout, la solidarité
est de mise. Elle permet aux personnes sans moyens de transport de se
joindre à des convois hippomobiles qui pourront porter quelques
affaires indispensables, des enfants en bas âge, des vieillards ou
des personnes handicapées.
Ainsi, une mère et ses deux
enfants se joindront à nous, pris en charge, avec leurs bagages, par
mes employeurs. Deux autres charrettes vont nous accompagner pour former un
groupe d’entraide.
Le
11 à trois heures du
matin, le convoi s’ébranle sur la route en direction du Sud
via MONTMORT.
La voiture du patron, une traction
avant, conduite par la fille avec à son bord la patronne, suit la
même allure que les chevaux pour ne pas être
séparée. La grand-mère légèrement
handicapée est installée au faîte du chargement de la
charrette dans un espace aménagé avec des matelas. Moi, du
haut de mes 15 ans ½, je suis donc à la conduite de
l’attelage, un cheval dans les limons de la charrette et
l’autre au cordeau à l’avant.
Sans incident, nous dépassons
IGNY-LE-JARD et nous installons notre équipage en retrait de la
route dans un pré en bordure du bois, pour une première
halte. Il est environ six heures du matin.
Marche de nuit et arrêt le
jour, pour ne pas risquer les bombardements de convois, c’est la
tactique de notre ancien soldat. Il fait montre de beaucoup
d’assurance à mes yeux mais cela me parait de la
témérité quand, après un repos de quelques
heures, il décide de retourner à CHAVENAY afin de ramener
avec nous deux vaches qui nous fourniront le lait pour le temps de
l’exode. Il me demande de l’accompagner.
Nous voilà de retour à
notre point de départ en fin de matinée, nous
récupérons les vaches dans une pâture
éloignée en bordure de la forêt et repartons. Tout est
calme, il n’y a quasiment pas de mouvement de population civile et
juste de petits détachements militaires. Ceux-ci ne montrent
toujours guère d’activité qui laisserait penser que des
combats se préparent. Vers 17 heures, nous rejoignons notre convoi
à l’étape sans encombre. Je me demande par moments si
c’est vraiment la guerre.
J’allais m’octroyer un
court repos avant de reprendre la route, mais ma curiosité
m’amène en bordure de route où passent encore de petits
convois de réfugiés qui continuent à circuler ainsi
que des militaires isolés.
Surpris par un vrombissement de
moteur d’avion, je me jette à plat ventre dans le fossé
tandis que plusieurs bombes explosent dans les champs en bordure de route.
J’ai bien fait, l’une d’entre elles tombe à une
quinzaine de mètres de moi, me couvrant de terre dans la seconde.
Lorsque je me relève en me
secouant, j’aperçois en bordure de route un chariot avec des
chevaux renversés et des secours qui arrivent. Je me
précipite. Le souffle de l’une des bombes a renversé le
véhicule et son attelage. Rien ni personne n’a
été atteint, le conducteur est un peu commotionné,
mais rien de sérieux.
Pas de mal chez nous non plus. Quant
à moi, je ne me rappelle pas avoir eu peur, mais oui, c’est
vraiment la guerre.
Après quelques heures de
sommeil, les bêtes sont soignées, nourries, abreuvées,
attelées et vers une heure du matin, c’est le départ
pour une autre étape qui doit nous conduire au-delà de
MONTMORT.
La nuit est très noire, il y
a maintenant une circulation militaire assez intense et aussi des
réfugiés, le tout sans éclairage bien sûr. Il
nous faut respecter un espace suffisant entre chaque attelage pour
éviter une collision. Nos deux vaches attachées à
l’arrière de la voiture suivent ; la jeune conductrice de
la traction réalise des prouesses pour suivre l’allure du
convoi dans l’opacité de cette nuit. Le patron, comme un
sergent serre-file, va de l’un à l’autre, prodiguant ses
conseils et surveillant le grand-père qui pourrait être
victime d’un malaise ou s’égarer en dehors du convoi.
Celui-ci, valide malgré son âge avancé, n’a pas
voulu prendre place sur la charrette avec son épouse. Ancien maire
de sa commune pendant près de trente ans, il se serait senti
déshonoré en cet équipage.
Dans cette nuit noire, nous
entendons plus que ne les distinguons des groupes de militaires. Ils sont
en bordure de forêt, non
loin de la route et mon patron, près de moi, de
s’étonner : « Comment se fait-il que sur cette voie stratégique des
renforts ne soient pas acheminés vers le front ? ».
Il voulait se rassurer, et nous rassurer aussi, en laissant supposer que
les renforts étaient sûrement dans cette forêt,
prêts à intervenir pour une contre-offensive.
En cette période de
l’année, le jour arrive vite et nous atteignons juste
MAREUIL-EN-BRIE, à la sortie de la forêt, aux premières
lueurs du jour. Tout en marchant, le patron me prévient :
« Cette route ne m’inspire
pas confiance gamin. Essaie de presser l’allure de tes chevaux, je
vais à l’arrière activer les vaches, il faut passer
MONTMORT ce matin et faire étape après, en bordure de la
forêt. »
J’active le pas comme il
m’a été dit et vers sept heures, nous avons en effet
traversé la nationale à MONTMORT et pris la direction
d’ETOGES. Aussitôt après, par un chemin de terre, nous
gagnons la forêt et un emplacement abrité pour passer la
journée.
Un vrai tacticien du camouflage, le
patron ! Il dirige la manœuvre des voitures pour qu’elles
soient cachées par les arbres, la traction voit ses parties
brillantes recouvertes de branchages. Les chevaux restent également
sous bois, seules les vaches restent visibles en bordure du chemin. Dans une
petite ferme à proximité, nous trouvons de la nourriture pour
les chevaux et de l’eau. Pour ne pas exposer les chevaux, nous
transportons tout cela nous-mêmes avec des seaux.
Le repos ne sera pas de longue
durée. D’autres réfugiés sont venus profiter de
la protection de l’orée du bois pour faire une halte. Ce sont
ensuite des militaires isolés qui se joignent à nous. Notre
camouflage a inspiré les nouveaux arrivants, il est vrai que le
cantonnement ainsi réalisé ne présente aucun risque
d’attirer la vue depuis les airs.
Aucune information ne nous est
encore parvenue, nous ignorions tout de la situation. Même les
militaires qui momentanément se reposent près de nous, ne
savent pas où en est le front. Ils retraitent et,
séparés de leur unité, attendent des ordres pour un
regroupement. Cela n’est pas pour plaire à mon patron. Je
l’entends encore s’étonner à très haute
voix : « Mais c’est donc la
pagaille ! ».
Depuis le départ, le
garde-manger n’a pas été renouvelé puisque les
villages traversés ont été évacués. Les
conserves et les légumes emportées constituaient un bon stock
mais le pain commence à faire défaut. Nous nous rendons
compte pour la première fois de ce que le mot
« restriction » veut dire.
Un nouveau vrombissement
d’avions met fin précipitamment à la réflexion sur
le rationnement du pain. Le hurlement de sirène qui
précède l’explosion des bombes prend au creux de
l’estomac. Les avions piquent impunément sur l’objectif
visé qui est la ville, sur la route en suivant les maisons et les
arbres. Plaqués au sol par mesure de précaution malgré
la distance qui nous sépare de la ville, nous avons le sentiment
d’être abandonnés. Nous nous
demandons « Mais que fait donc l’aviation
française ? »
C’est sûrement la
pensée d’un des soldats, caché en forêt
près de nous, qui fait feu à plusieurs reprises sur les
zingues qui tournoient à faible altitude pour repartir sur la ville.
Ce tireur, anonyme n’a pas atteint ses cibles mais son courage me
réconforte. Le calme revenu après une demi-heure de
bombardement et de mitraille, nous sommes soulagés
d’être passés encore une fois à côté
de cette attaque.
Tout à coup, la
grand-mère, descendue de la voiture pour le repas
s’inquiète de l‘absence de son mari. Elle l’a vu
s’éloigner du cantonnement en direction de MONTMORT, peu avant
le bombardement puis plus rien. Recherche dans les environs
immédiats, sans résultat. Pas plus qu’en ville que nous
ratissons comme nous pouvons.
Le soir tombe, le grand-père
n’est toujours pas revenu. Il est 22 heures, il faut pourtant
repartir et le convoi s’ébranle à nouveau. Nous
apprendrons bien plus tard que notre ‘disparu’ a
été pris en charge dans MONTMORT par un véhicule
militaire. Il sera déposé dans un autre convoi de
réfugiés qui finira par le ramener chez nous ... une huitaine
de jours après notre propre retour.
Il est devenu évident que
l’aviation serait un danger permanent pour nous, en journée.
Alors, il fait presque nuit lorsque notre convoi reprend à nouveau
direction du Sud, ce 12 juin, en
évitant les routes principales. Les difficultés sont grandes
de conduire les attelages dans des chemins souvent mal ou pas entretenus du
tout. La conductrice de l’auto se lamente de ce choix
d’itinéraire mais elle sait bien qu’il est moins
dangereux. Et heureusement, il fait sec.
Par des chemins cahoteux, nous
évitons CHAMPAUBERT et gagnons COIZARD-JOCHES. Dans ce village, sans
signalisation routière visible de nuit, notre convoi s’engage
sur une petite route encaissée et étroite qui nous conduit
vers les marais de SAINT-GOND.
Soudain, un véhicule
militaire blindé léger vraisemblablement, une
automitrailleuse qui avait emprunté le même itinéraire,
manque de s’encastrer dans la dernière charrette de notre
convoi. S’adressant au conducteur, un militaire menace de
brûler nos voitures si nous ne prenons pas des dispositions
immédiates pour permettre son passage, nous soupçonnant
même d’appartenir à la cinquième colonne (lire
ici) ! Dignement, mon vieux soldat
de patron lui dit :
« Jeune homme, en 1914, j’étais ici, dans les marais de
SAINT-GOND, avec JOFFRE. Notre mission était de se faire tuer sur
place plutôt que reculer. Essayer d’en faire autant cette nuit ».
Et notre convoi a repris sa route.
Nous avons entendu l’engin blindé manœuvrer
derrière nous, mais nous ne l’avons pas revu.
En ce matin du 13 juin, le jour est levé quand nous arrivons en vue du
village d’ALLEMANT que l’on atteint en empruntant une
montée assez raide. Nous hésitons un instant devant cette
difficulté pour les attelages. Mais nous sommes à ce moment
sur un glacis sans abri, et il est urgent de s’en éloigner,
surtout que l’augmentation du nombre de convois civils et militaires
sur les routes alentour commence à nous inquiéter. Sans plus
hésiter, nous entreprenons de monter cette cote et par chance, les
chevaux réussissent à hisser les charrettes jusqu’au
village où nous trouvons une grange et des bosquets d’arbres
où nous cantonnons.
De où nous sommes, le regard
porte sur un panorama large mais terriblement exposé. Une vue peu
rassurante, avec toutes ces routes encombrées d’une
circulation hétéroclite.
Nous sommes installés depuis
peu quand des avions de chasse surgissent et piquent en mitraillant
l’un des convois qui montait sur ALLEMANT. La ronde devient infernale,
des voitures brûlent, les gens fuient dans les champs.
Le ballet sanglant semble ne pas
devoir s’arrêter. Quand des avions repartent, d’autres
arrivent, reprenant mitraillage et bombardement. Ils viennent tourner
au-dessus de l’église à proximité de la grange
qui nous abrite et piquent à nouveau pour poursuivre leur ronde
macabre qui n’épargne aucune voie : en direction de
BROYES, de PEAS, de SAINT-LOUP, de MONDEMENT, de BROUSSY-LE-PETIT. Cela
dure jusque dans l’après-midi, où c’est sur
SAINT-LOUP que les attaques seront les plus violentes.
Cette journée aura
été pour nous une journée de cauchemar. De plus, nous
n’avons pas pu dormir, ni même manger, même si les
problèmes d’intendance ne se sont pas faits sentir pour le
pain.
L’itinéraire du lendemain
nous conduit vers le département de l’Aube. Il est environ
deux heures du matin, le 14 juin,
quand notre convoi se met une nouvelle fois en route. La descente sur
SAINT-LOUP est très difficile. La route est encombrée de
charrettes renversées ou abandonnées, de cadavres de chevaux.
Le village ressemble à un champ de bataille. Des soldats, des
civils, des chevaux, des bovins tués obstruent la rue principale.
Nous n’avons d’autre choix que de les déplacer pour passer
et les abandonner, comme les ont abandonnés avant nous ceux qui ont
échappé à la mort.
Le jour pointe quand nous sortons du
village. Un détachement de cavalerie au trot enlevé nous
dépasse en empruntant les champs. Il est suivi par des
véhicules automobiles militaires « avec, à bord, des officiers supérieurs »,
nous explique le patron, qui est visiblement marqué par ce
qu’il voit mais je ne comprends pas pourquoi.
Nous traversons LINTHELLES et
prenons la direction de PLEURS, il est environ sept heures. Par groupes
épars ou isolés, des soldats nous croisent, nous
dépassent, manifestement désordonnés. Le mot
n’est pas encore sur les lèvres, mais c’est la
débâcle.
Un convoi de véhicules
blindés arrive en face de nous et s’arrête à
notre hauteur. Les croix noires sur les véhicules et les croix gammées
sur les brassards ne laissent aucun doute, ce sont les allemands. Nous les
fuyions et ils étaient devant nous, refermant déjà la
tenaille ! Les militaires isolés qui viennent de nous
dépasser sont désarmés illico par les allemands qui
cassent leurs fusils. Ils les laissent libres sur la route et le convoi
militaire reprend immédiatement son chemin en direction de
LINTHELLES, après qu’un allemand, dans un français
très pur, nous ait recommandé d’y retourner
également et de séjourner à l’intérieur
des maisons en raison d’un risque de combat dans le secteur.
Sans plus attendre, nous effectuons
demi-tour pour gagner les bâtiments de la première ferme de
LINTHELLES où nous prenons sans tarder les dispositions de
sécurité en fonction de ce que nous indiqué les
allemands.
De combats, il n’y en a pas
eus, du moins nous n’en avons pas entendus.
C’est la fin de l’exode.
Mon patron est anéanti par le spectacle des militaires
désarmés par les allemands, il lui semble avoir franchi les
limites de l’imaginable. Pendant une partie de la journée, il
se lamente.
« Pourquoi, comment en est-on arrivé là ?
C’est une honte ! » ressasse-t-il tout en
essayant d’organiser le cantonnement mais l’esprit de
protection minutieuse dont il nous a habitué depuis le départ
n’est plus son souci majeur. Pour lui, la guerre est
terminée !
Quelques soldats français
isolés, désarmés, errent dans le village. Ce sont
probablement ceux dont les allemands ont cassé les fusils devant
nous. Ils sont perdus, ne pensent même plus à fuir. Ils
semblent résignés, comme nous d’ailleurs. Notre vieux
soldat de 14 donne vraiment l’impression de vouloir éviter le
contact avec eux.
La journée et la nuit sont
calmes. Plus de bombardements, plus de mitraillage. Doucement, nous sortons
d’un mauvais rêve. Nous ne reverrons pas de soldats allemands
sur la route, et d’ailleurs, nous ne verrons ni n’entendrons
d’autres combats.
Tout est fini, nous rentrons chez
nous, décide le patron au matin du 15 juin. Nous n’avons pourtant aucune information mais sa
lucidité lui permet d’analyser la situation et de
s’adapter rapidement.
En début de matinée,
tout est près pour le voyage retour. Mais avant le départ, la
conductrice de la traction s’aperçoit que la jauge de
carburant est à zéro. Et bien sûr, pas de station
essence et pas de réserve. Il ne reste plus qu’à mettre
l’automobile en remorque de la charrette à l’aide du
cordage utilisé pour brêler les gerbes pendant la moisson et
nous repartons.
Notre itinéraire traverse la
route nationale à LINTHES où nous devons nous écarter
pour laisser passer un convoi allemand qui se dirige vers FERE-CHAMPENOISE.
Mais une voiture légère s’en détache et
s’arrête près de nous. Un officier et deux soldats
descendent et s’approchent de la traction avant. Après avoir
compris qu’il s’agit d’une panne sèche, ils font
descendre les occupants, décharger les bagages et couper le cordage.
Un bidon d’essence apporté, le moteur est mis en marche.
L’officier rédige alors un ordre de réquisition en
allemand sur un papier détaché d’un calepin
(« aucune valeur ! » décrèterons
par la suite les autorités d’occupation) et le voila qui part
au volant de la voiture sans autre forme de procès.
Nos deux vaches prennent la place de
la traction derrière ma charrette et nous reprenons notre route par
des voies secondaires en évitant toutefois SAINT-LOUP et ALLEMANT,
où reste le souvenir du carnage deux jours plus tôt.
Nous gagnons BROUSSY-LE-GRAND
où nous faisons halte pour nous restaurer et pour soigner les
attelages. Le village est désert, les rues sont encombrées de
véhicules de toutes sortes : voitures hippomobiles et
automobiles, civiles et militaires, françaises uniquement,
même une chenillette blindée, abandonnée. Des
bêtes errent autour des habitations ouvertes et pillées.
Devant l’une d’elles, un homme gît près de son
chien. Tous deux ensanglantés ont été tués sur
place par balles. Ce spectacle très dur à supporter, se
reproduira plusieurs fois sur notre itinéraire.
Le soir, nous faisons étape
à CHAMPAUBERT-LA-BATAILLE dans une ferme abandonnée où
nous trouvons de la nourriture pour les chevaux. Le village est vide lui
aussi. Les deux routes nationales qui se croisent devant le monument de la
bataille napoléonienne, désertes également. Nous avons
l’impression d’avoir échappé à la fin du
monde et de nous retrouver seuls êtres humains sur la terre.
Seul et plaintif signe de vie, on
entend dans les pâtures le meuglement des nombreuses vaches
abandonnées, laissant leur lait s’écouler par les
mamelles. Après avoir mis les véhicules à l’abri
et soigné les chevaux, nous procédons à la traite de
plusieurs d’entre elles qui se laissent facilement approcher pour
être soulagées.
Les repas préparés,
abondants en viande et légumes, ne sont pas complets pour nous,
paysans, habitués au pain quotidien. Nous en sommes privés
depuis plusieurs jours et son remplacement par des pommes de terre cuites
à l’eau n’est pas vraiment une solution satisfaisante
mais on n’a pas d’autre choix. L’ère des
restrictions commencent. Ce que nous ne savons pas, c’est
qu’elles vont durer bien longtemps.
Le
16, en début de
matinée, départ pour la dernière étape sans
plus se soucier d’éviter les grands axes. Notre petit convoi,
au complet, circule seul. Nous sommes étonnés de ne pas
rencontrer de troupes allemandes, ce que redoutait toujours le patron, en
raison du risque de réquisition de nos chevaux.
La traversée de MONTMORT nous
donne une idée des bombardements et des mitraillages que nous avons
observés au cours de notre halte quatre jours plus tôt. Mais
c’est quelques kilomètres plus loin, à la sortie de
CORRIBERT que nous attend un spectacle que je n’ai jamais
oublié depuis. Un convoi d’artillerie hippomobile avait
été pris sous le feu des avions à cet endroit. La
route est encombrée sur plusieurs centaines de mètres par
toutes sortes de matériels détruits, des canons, des caissons
et autres voitures. Hommes et chevaux gisent pêle-mêle. Les
corps gonflés et couverts de mouches dégagent une odeur
insoutenable. Au milieu de cette atmosphère, nous devons
aménager un passage dans le fossé pour gagner, avec nos
véhicules, une pâture et longer la route sur toute
l’étendue de cet enchevêtrement macabre.
C’est en fin
d’après-midi du 16 juin que nous sommes de retour à
CHAVENAY. Là prend fin notre exode et là commencent
d’autres soucis et d’autres cauchemars.
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