Mémorial Dormans

 Le rempart contre l’oubli, sur Internet

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Sélection de textes

 

Zone de Texte: Témoignage de Madame FAIVRE

 

 

 

 Une poignée de souvenirs

 

 

 

Fin août 1914, la guerre fait rage depuis moins d’un mois et est déjà arrivée sur les rives de la Marne, entre Épernay et Dormans. C’est la première bataille de la Marne.

 

Ce témoignage est le récit au jour le jour, du 29 août au 11 septembre 1914, de Madame FAIVRE, épouse du pasteur de l’église reformée de Troissy, qui est infirmière de son état.

 

 C’est surtout le reflet de l’abnégation et d’un dévouement sans limite pour son prochain, à quelque race ou confession qu’il appartienne, mais aussi d’un courage à l’épreuve d’événements pour lesquels elle n’avait pas été préparée.

 

 

C’est Monsieur Francis GARIN, petit-fils de Madame FAIVRE qui nous a confié cet émouvant document de sa grand-mère.

Il nous a autorisé à le reproduire, indiquant « Ces pages font partie du patrimoine local, racines furtives mais qui ne méritent pas de disparaître ».

 

Qu’il nous soit permis, en publiant ici son récit, de rendre humblement hommage à cette grande dame.

 

 

 

~ o O o ~

 

 

Ces souvenirs sont destinés à mes enfants. Ils sont écrits sans aucune prétention. J’ai simplement raconté les journées tragiques que j’ai vécues en septembre 1914. J’ai surtout désiré rendre un témoignage à la bonté du Père céleste qui m’a si visiblement protégée au milieu des plus grands dangers, qui a soutenu mon courage au sein de cruelles angoisses et qui m’a donné la force d’accomplir le devoir qu’il plaçait sur mon chemin.

Je n’ai pas fait tout ce que j’aurais voulu faire. J’ai essayé de faire ce que je pouvais en comptant sur le Seigneur jour après jour.

« Pour Dieu et pour la Patrie », tel était mon but, et j’ai compris en ces journées inoubliables que pour donner à la Patrie tout ce qu’elle attend de nous, il faut garder étroitement le contact avec Dieu.

C’est lui qui donne le courage, la force, la patience et l’espérance. C’est lui qui nous donnera la victoire dans cette guerre que nous subissons pour la défense de la Justice et de la Liberté des Peuples !

Vive la France !

 

~ o O o ~

 

 

Samedi 29 août 1914

 

Je trouve Épernay en émoi. On parle de 800 000 prussiens qui descendent de Belgique et qu’on ne peut empêcher d’entrer en France. Monsieur Bucher se montre fort troublé de ce que je lui raconte et dit qu’il ne croit pas que ce soit vrai… J’ai une chambre chez ces braves amis qui n’ont pas voulu que je passe la nuit seule au presbytère.

Quelle nuit d’inquiétude j’ai eue ! Sans cesse des groupes d’émigrés passent sous ma fenêtre, vieillards, femmes, enfants portant de lourds ballots. Les orphelines de Rethel sont venues se ravitailler chez les Sœurs de la rue du Collège. Ce défilé est inquiétant. Je passe une partie de ma nuit, debout, devant ma fenêtre ouverte. J’essaie de saisir des lambeaux de phrases. Et je ne comprends que trop bien que l’ennemi avance à grands pas…

Dans mon angoisse, je cherche un point d’appui, et en ouvrant ma Bible, je trouve cette parole précieuse entre toutes : « C’est dans le calme et la confiance que sera votre force » (Esaïe XXX-15). Je veux enregistrer cet avertissement divin au fond de mon cœur. Je me sens plus forte, plus prête à affronter l’avenir. Advienne que pourra. Dieu sera mon guide.

 

Dimanche 30 août 

 

Je fais le culte à Épernay. J’ai de la peine à vaincre mon émotion en entrant dans le Temple… Je suis encouragée par la sympathie des amis qui ont bien voulu se grouper autour de moi. Après le service, plusieurs me serrent la main avec les larmes aux yeux. Monsieur Appert nous rassure complètement. Mézières est rasé, les ponts de la Meuse ont sauté, mais ces sont les Français qui ont fait cela pour empêcher les prussiens d’avancer. On peut se rassurer.

Néanmoins le préfet a fait passer un ordre : chaque fonctionnaire doit être à son poste. Monsieur Bucher et Monsieur Appert me disent que mon devoir serait peut-être de revenir à Épernay. Je rentre à Troissy par le train de deux heures. J’ai beaucoup de retard à l’issue du culte. Je fais part à nos amis de ma décision de retourner à Épernay. C’est une consternation générale. Je considère pourtant comme une obligation d’être à proximité des hôpitaux qui commencent à se remplir. Ma santé encore peu robuste ne me permet pas de m’enrôler comme infirmière, mais la Croix-Rouge m’a donné l’autorisation de visiter les blessés protestants. Il faut que je rentre à Épernay !

 

Mardi 1er septembre

 

Je finis mes malles. Paul et Roger les hissent sur une charrette. Demain matin, dès l’aube, ils partiront avec Jean Witt et me les amèneront, car le transport n’est plus possible par chemin de fer.

Je prends le train de 4 heures avec Suzanne. En arrivant à Epernay, je constate un affolement extraordinaire et je suis émue de pitié à la vue des bandes interminables des émigrés. Ils ont la figure hâve et fatiguée, les femmes sont épuisées, les enfants traînent les pieds. Il y en a deux mille qui viennent d’arriver. Partout sur les trottoirs, au coin des portes, des jeunes gens de 9 à 17 ans sont étendus ; ils dorment, exténués, la tête appuyée sur un petit ballot enveloppé d’un mouchoir. Oh, mon Dieu ! Si jamais mes fils devaient avoir le même sort ! Pauvres enfants !

La ville est littéralement encombrée de soldats. Il y a de la cavalerie partout.

Je laisse Suzanne chez nos amis Bucher et je me rends au Collège de Filles où est installé l’hôpital de l’Union des Femmes de France. Je trouve tout en désarroi. Madame Dubrulle m’annonce que les hôpitaux sont évacués à Laval. Les blessés partiront à une heure du matin avec les infirmières.

 

Je n’ai plus rien à faire pour le service d’aumônerie. Je pense être plus utile dans notre annexe de Troissy, et j’essaie de reprendre avec Suzanne le train de 6 heures 40.

Il y a une foule extraordinaire à la gare. Certaines personnes attendent depuis quatre ou cinq heures. Je passe un moment critique, écrasée, piétinée, bousculée. Je regarde avec effroi mon enfant chérie que je crains de voir étouffer ou être séparée de moi. Tout d’un coup, je vois les ouvriers s’enfiler par une petite porte dans la cour de la gare. La sentinelle veut bien écouter mes explications, elle examine mes papiers, m’autorise à passer. J’enjambe les émigrés assis sur le quai au milieu de leurs paquets épars, un brave garçon de Troissy me reconnaît, ouvre la portière : 

« J’ai, Madame, une place. »

Je hisse Suzanne, je saute sur le marchepied quand le train s’ébranle … C’est le dernier train qui circulera entre Épernay et Troissy. Paris est fermé, la grande ligne Paris-Strasbourg est coupée.

 

 

Mercredi 2 septembre

 

On m’avait dit hier soir qu’une grande victoire avait eu lieu à Guise et que l’ennemi était refoulé de plusieurs kilomètres. Nous avons cru à une délivrance. Mais que se passe-t-il au juste ? Nous n’avons plus de journaux et ne pouvons le savoir. Des troupes et encore des troupes passent dans le village et toute la journée, l’artillerie monte au bois, dans la direction des Pâtis.

Mais tout cela ressemble quelque peu à une retraite !! Les soldats meurent de faim. Je donne notre dernier pain. Depuis plusieurs jours, la boulangerie est assiégée aux heures où l’on défourne. Heureusement que j’ai un sac de farine et Madame Orban me fait du « pain de ménage » dans son four. Voici encore trois hommes affamés qui réclament de porte en porte. Je les emmène chez nous, je leur donne le pain entamé qui devait servir à notre repas, une boîte de sardines et une bouteille de cidre. L’un d’eux me serre la main avec énergie et se détourne pour pleurer.

Le défilé d’artillerie vers la colline continue toute la nuit. Des Turcs sont aussi là. Paul amène un gaillard bronzé et lui donne à manger. Il réclame « argent pour tabac ». Il roule ses yeux autour de lui, ses dents blanches luisent dans la demi-obscurité. Prudemment nous le faisons sortir du presbytère et nous allons regarder au clair de lune les campements établis au-dessus de la Tuilerie et du coté de la Ferme de l’Amour Dieu.

Nous ne sommes vraiment pas rassurés. Les soldats ne veulent pas répondre quand nous les interrogeons. L’un d’eux, pourtant, se penche sur la selle de son cheval et me dit à mi-voix

« Les prussiens nous suivent ! »

 

 

Jeudi 3 septembre

 

On entend le canon gronder depuis 6 heures du matin. J’ai été réveillée par le tambour. Le maire exhorte la population au calme. Le canon gronde encore, on voit de la fumée derrière la colline de Verneuil. Nous distinguons des éclatements d’obus. Une rumeur monte du village. Je descends en peignoir, tête nue, je sens que l’heure est tragique.

Sur la place, un groupe de femmes me questionne :

 

« Que faire ? »

« Prenez des précautions, mettez en lieu sûr ce que vous voulez, préservez, préparez un paquet pour le cas où il faudrait partir, mais soyez calmes et restez ! »

 

Puis, je vais soigner mes malades. J’en ai plusieurs, car les docteurs sont partis depuis quelques jours. Il y a plusieurs cas de cholérine et plusieurs bébés en sont atteints. En circulant de maison en maison, pour faire des cataplasmes ou donner des bains, j’essaie de rassurer le village. Je suis en train de panser une profonde blessure que le petit Orban s’est faite à la jambe, quand sa sœur Jeanne rentre toute pâle. Elle voulait aller aux champs. Le maire l’en a empêchée. Les prussiens sont là. On les voit dans les vignes de l’autre coté de la Marne. Je ne puis le croire ? Non, ce n’est pas possible !

A 10 heures, je vois monter de l’artillerie vers le bois. Un groupe s’est arrêté près du presbytère et un capitaine fait disposer une mitrailleuse au sein de notre jardin. Il indique aux soldats qu’ils peuvent s’abriter derrière le mur de chez nous. Une première ligne est établie dans le fossé de la voie ferrée, une seconde au mur du parc du château qui a été crénelé, la 9ème est chez nous. La croix, ombragée de tilleuls, en face du temple, est aussi une cachette derrière laquelle un homme se dissimulera pour observer la colline, et dans la cour du voisin Léveque, d’autres pourront s’abriter également.

Effrayée par ces préparatifs, je questionne le capitaine. Il me regarde avec une expression infiniment triste et me répond

 

« Ah ! Madame, si vous voulez échapper aux émotions d’une bataille, il vous faut fuir avec vos enfants ! »

« Une bataille ! Capitaine ! Une bataille !!! Mais … »

« Si ce n’est aujourd’hui, ce sera pour demain … l’ennemi est là, en face ! Il le faut bien ! ».

 

Je me détourne, atterrée. Paul arrive en bicyclette. Il est très pâle.

 

« Maman, nous arrivons du pont de Try, nous avons entendu la fusillade. Les prussiens se rapprochent …»

 

Le maire fait savoir que seuls les jeunes gens à partir de 11 ans doivent se sauver, gagner le Sud par les bois dans la direction de Montmirail… Déjà le village émigre. On s’entasse dans les charrettes avec des meubles, du linge, c’est une panique épouvantable. 

J’ai un moment d’affreuse détresse morale. J’ai une demi-heure pour préparer mes deux chers garçons. Ils vont partir en bicyclette avec Jean Witt. Je leur mets un petit sac de linge, ils attachent un baluchon sur leurs dos, je leur donne de l’argent en poche, notre dernier morceau de pain, un peu de chocolat… Il faut se séparer !!! Mon Dieu… Quelle souffrance ! Je veux prier avec eux… L’émotion me rend muette. Enfin, d’une voix entrecoupée, je recommande ce que j’ai de plus précieux au monde à mon Père Céleste. Je crois à sa Toute Puissance pour les garder dans la vie et dans la mort !

Une dernière étreinte, une dernière bénédiction. Ils s’en vont, le cœur gros, la tête courbée, très pâles ; ils suivent le convoi des émigrés. Je les suis du regard aussi longtemps que possible. Mon cœur est labouré d’angoisse. Je souffre cruellement ! Mon Dieu ! Garde-les, garde-nous ! Crie pitié ! Quelle dure épreuve !!!

Nous avons essayé de déjeuner, Suzanne et moi. Des pommes de terre bouillies remplaçaient le pain. J’étouffais mes larmes, et ne pouvais rien avaler.

 

Midi : Je ne puis arriver à conjurer l’affolement du village. Sans cesse, on sonne. On vient mettre sous ma garde telle ou telle jeune fille… On me demande conseil. Nos paroissiens se tordent les mains avec désespoir. Ils me supplient de fuir avec eux. Les vieillards, les femmes dont les petits bébés sont malades m’embrassent en pleurant parce que je leur déclare que je resterai pour partager leur misère. Le maire, paralysé par la terreur, me demande d’être interprète au besoin. Devant le presbytère, les artilleurs sont couchés dans l’herbe. Ils semblent bien las. Je leur offre de venir chercher au jardin des quetsches succulentes. Je suis en train de secouer un prunier, quand j’entends au-dessus de ma tête un bruit étrange, sifflement prolongé et sonore : tjiii ! …. Boum ! Je me retourne, stupéfaite. Un gros obus passe sur ma tête. Je distingue très nettement sa forme allongée, ovidée au bout. Immédiatement, j’entends : tra ! tra ! tra ! tra ! tra ! tra ! tra ! tra ! la mitrailleuse répond. Mon soldat me dit paisiblement :

 

« Je crois bien, Madame, que ce n’est plus l’heure à ramasser des prunes ! Vous voyez les cadeaux qu’ils nous envoient ! Mais, écoutez, nous leur en envoyons aussi ! ».

 

En effet, la mitrailleuse continue : tra-tra-tra-tra !!! tra-tra-tra-tra !!!

 

Mais les obus aussi continuent. Ils se croisent en sifflant sur nos têtes. Je vais demander aux artilleurs près de la Croix ce que je dois faire. Ils me répondent par un énergique conseil

 

« F….. Le camp au plus vite, Madame, vous ne voyez donc pas que vous allez vous faire ‘balayer’ ! Les prussiens sont en face, ils vous voient. Sauvez-vous, et pas chez vous ! Votre clocher du temple est un point de mire. Peut-être votre maison sera-t-elle un monceau de ruines ce soir. Allez dans une cave dans le milieu du village, faites vite ! Pauvre dame, vous avez voulu rester, c’est bien, mais pas ici ! pas ici ! »

 

Il a été convenu, ce matin, avec les Witt, les Orban et autres, que nous nous réfugierons dans la cave des Guiborat C’est en réalité un profond souterrain qui date du 12ème ou 13ème siècle. La crypte taillée dans la craie est du reste un vestige historique. Je descends au village avec ma petite Suzanne, portant oreillers, couvertures, châles, provisions, et aussi un panier de pharmacie et de linge pour pansements en cas de besoin. Nous rasons les murs, les obus se multiplient sur nos têtes. Je sens mes jambes fléchir ! Jamais, je n’ai trouvé le court chemin si long ! Arriverons-nous au bout ?

Je crie à ma petite fille :

« Marche tout contre les maisons ! », et je me demande, s’il n’est pas plus prudent de rester au milieu de la route ! Enfin, nous arrivons. La femme Orban, que j’ai décidé à grand-peine, le matin, à continuer à cuire son pain, vient de le défourner et le descend dans la cave. Les grosses miches rondes ne sont ni levées ni cuites à point. Qu’importe ! C’est une quarantaine de livres de pain assurée pour quelques jours ! Je mets ma chérie en sûreté à l’entrée du souterrain où l’on commence à s’entasser pêle-mêle. Madame Paul Witt est là avec de l’alcool, du lait, du linge pour son bébé. Où est le petit ? Il est encore là-haut ! Je remonte en courant. Je trouve l’enfant pleurant sur sa haute chaise. Je me sauve en le serrant dans mes bras, et juste comme je traverse la cour de la ferme, un obus siffle au-dessus de moi, écorne le clocher de l’église à 50 mètres et s’enfonce dans une voiture voisine. Je vacille, il me semble que le sol se dérobe sous moi et que je vais tomber. Je me raidis, je descends avec mon précieux fardeau et je demande que personne ne s’aventure plus dehors. On allume des bougies, on étend de la paille. Chacun cherche à s’orienter et à retrouver ses paquets. Plusieurs ont été déposés au hasard dans l’obscurité et baignent dans des flaques de purin, qui descendent de la cour de la ferme, suintent à travers les pierres du caveau. Ma couverture est ainsi toute mouillée, toute noire ! Il fait tellement froid et humide dans ce souterrain. Nous claquons des dents. J’enveloppe ma petite fille de mon châle et j’enfile une chaude robe de chambre par-dessus ma légère robe d’été. Combien de temps resterons-nous là ?

Pour le moment, nous n’avons qu’à attendre les événements. Et combien les heures nous semblent longues ! Étendue au fond de la crypte, brisée de fatigue et d’émotion, je prie sans cesse, en me répétant les paroles du psaume 27 et du psaume 91. Mon cœur est labouré d’angoisse. Que sont devenus mes fils ! Les obus éclataient sur la colline, alors qu’ils la gravissaient pour fuir. Où sont mes garçons bien-aimés ? N’ont-ils pas rencontré l’ennemi dans leur fuite ? Sont-ils en vie ? Sont-ils prisonniers ? Où couchent-ils cette nuit ? Épuisés de fatigue, ne sont-ils pas étendus sous quelque buisson, la tête appuyée sur leur baluchon, comme les pauvres jeunes gens que j’ai vus dans les rues d’Épernay dimanche ? Oh, mes enfants ! Si je ne savais que Dieu vous garde dans la vie ou dans la mort, que deviendrais-je ?

Les hommes viennent s’installer auprès de nous. Ils apportent des torches, des pelles, des pioches, des échelles pour le cas où le feu serait mis à l’entrée de la cave… Nous écoutons, anxieusement, les obus éclater, une fusillade terrible s’entend du coté de Try. Port-à-Binson brûle. Tout semble en feu autour de nous. Il nous paraît que notre dernière heure n’est pas loin. Parfois, les cinq bébés malades pleurent à la fois. Nous leur faisons des cataplasmes sur une lampe à alcool. Nous sommes angoissés de penser que si les prussiens passent, les cris de ces tout-petits trahissent notre refuge ! Nuit d’angoisse, nuit de prière constante et ardente, nuit de préparation à tout ce qui peut arriver de pire, peut-être la dernière de notre vie…

 

 

Vendredi 4 Septembre

 

A six heures du matin, une femme apparaît avec une lanterne à l’entrée de la crypte et me demande.

« Des blessés se sont traînés depuis le pont de Try jusqu’à Troissy. L’un deux a fait trois kilomètres sur ses genoux à travers champs. Il a une affreuse blessure à une cuisse, les chairs déchiquetées pendent avec les lambeaux de son pantalon rouge. L’autre cuisse est traversée par une balle de part en part. »

 

Les obus continuent à pleuvoir autour de nous. Le vieux frère Orban veut bien m’assister. Ou plus textuellement 

« Je suis assez vieux pour faire un mort  (sic). Ma vie est assez longue, dit-il, je peux la risquer »

 

Il a plus de 80 ans. Il nous fait du feu, me fait bouillir de l’eau pour le pansement et nous prépare un peu de café réconfortant. Mademoiselle Orban vient nous aider, elle taille des bandes dans un vieux drap et les ajoute l’une au bout de l’autre, d’une main tremblante. Je panse mon pauvre blessé. Il me faut prendre les chairs à pleines mains et les replacer dans le trou béant près de l’os. Heure inoubliable !

Les obus font un bruit épouvantable, la maisonnette tremble à chaque instant. Il semble que l’un deux va tomber sur nous, alors tout sera fini. Je pense avec angoisse à ma chérie que j’ai laissée dans la cave en la confiant à nos amis. Je pense à mes fils… Je pense à mon mari… et je fixe les pansements d’une main défaillante !! A dix heures, le bombardement cesse. Je voudrais installer le blessé sur un matelas et pour cela en chercher un au presbytère. Qui voudra m’aider ? Maurice Cheutin passe. Il hésite un peu.

« Ce n’est pas bien le moment de se promener par les rues ».

 

Enfin, il accède à mon désir et veut bien monter avec moi ! Mon cœur bat plus vite. Retrouverai-je la chère maison debout ? Un brouillard la cache à mes yeux. Est-ce de la fumée ? Tout est-il brûlé ? Mais le brouillard se fait moins dense et le presbytère apparaît paisible et comme endormi dans la brume. Chez les voisins, à coté, en face, tout a été pillé, les armoires vidées de linge et de provisions. Le presbytère a été entièrement respecté. Dieu a étendu sa main sur la chère maison qui est ma maison paternelle pleine des souvenirs de mon enfance ! Et pourtant, les arbres sont comme décapités au sommet, de nombreuses pommes gisent à terre, coupées en deux par les balles. Des branches et des feuilles jonchent les allées du jardin. Une profonde émotion s’empare de moi ! Je bénis le Seigneur !

 

Maurice descend le matelas sur son épaule et nous étendons Gauvin dessus. Il nous dit qu’il est de Boutot dans l’Eure et boucher de son métier. Mais que faire de cet homme ?  Les Orban craignent de s’attirer des ennuis en le gardant chez eux, si par malheur les prussiens arrivent. Je vais à la mairie demander conseil. Je trouve l’instituteur affalé sur une chaise :

« J’attends, je vais être emmené comme otage. C’est pour ma pauvre petite orpheline et pour ma vieille mère infirme que cela me fait de la peine ! … Pour moi, peu m’importe ! … Votre blessé ? Vous ne pouvez l’amener à la mairie, ce serait le mettre dans la gueule du loup ! Demandez au maire ! ».

Je rencontre le maire. Je lui expose ma requête. Il balbutie en me répondant d’un air égaré :

« Mais… mais… je ne sais pas ! Madame Faivre, si les prussiens viennent, je peux-t-y vous faire chercher pour causer avec eux ? ».

Je le regarde abasourdie par la réponse. Le pauvre homme me fait pitié. Il s’en va, courbé en deux, absolument terrorisé. Je comprends qu’il est inutile d’insister :

 « Oui, Monsieur le Maire, comptez sur moi ».

Malgré moi, en le voyant s’éloigner, je hausse les épaules. A qui m’adresser ? Je vais aller voir le curé !

Je frappe chez le curé. Deux fois… Trois fois… Finalement, un pas lourd se fait entendre. La porte s’entrouvre :

 

« Ah ! Madame, c’est vous. Veuillez vous donner la peine d’entrer ».

« Monsieur le Curé, voulez-vous me permettre d’installer une ambulance à l’église et d’y transporter notre blessé, ou bien voulez-vous le recevoir chez vous, ou bien me permettez-vous, quoi que cet homme soit catholique de le transporter au temple que je convertis en ambulance ? ».

 

Monsieur le Curé préfère ne pas disposer de l’église ; il préfère ne pas recevoir de blessé chez lui, sa servante étant âgée et peu valide.

« Mais il est tout indiqué que vous, Madame, qui êtes infirmière vous receviez cet homme ! Du reste, votre croix rouge vous protège » dit-il en désignant l’insigne de l’Union des Femmes de France agrafée à mon corsage.

« Oh ! ma croix rouge, Monsieur le Curé, vous savez ce qu’elle vaut pour eux. C’est Dieu qui me protègera Monsieur le Curé. C’est en Lui que je mets toute ma confiance. Monsieur le Curé, je vous remercie. J’hospitaliserai Gauvin au Temple. Je voulais seulement vous avertir pour que vous ne trouviez pas étrange que je transporte un de vos paroissiens chez moi ».

Je rentre chez les Orban. Pendant ce temps, il est arrivé un deuxième soldat français blessé aux pieds par la marche. Le curé, qui m’a accompagné, le conduit chez l’abbé Coyon, le célèbre guérisseur de Troissy. Une heure après, cet homme n’est pas revenu. Le père Orban va à sa recherche et juste au moment où il traverse la route nationale avec son soldat, une automobile conduite par des officiers prussiens passe.

 

Ils voient un soldat français, s’arrêtent, le désarment, le constituent prisonnier et lui donnent un mouchoir blanc, lui ordonnent d’aller rejoindre le cantonnement allemand. Grand est notre émoi devant cette aventure ! Nous voilà bien ! Nous avons un blessé français, nous ne pouvons hospitaliser et cacher un homme qui vient d’être fait prisonnier. Nous le prions de fuir par les bois du côté de Nesle et de rejoindre là-bas l’artillerie française. Mais il est temps de transporter Gauvin. Le curé est revenu. Il tire de sa soutane deux demi-bouteilles de champagne pour notre pauvre blessé et aide à porter le brancard jusqu’au Temple. Alors, je lui dis :

« Monsieur le Curé, veuillez maintenant considérer que le Temple n’est plus le Temple, mais une ambulance où vous devez vous sentir très libre de venir visiter notre paroissien ».

Il me remercie, salue et redescend au village. Je fais croiser des bancs, nous y déposons le matelas où Gauvin grelotte de fièvre. Il me faudrait pourtant un docteur !

Un homme passe avec un ballot sur le dos. Il va à Chavenay et traversera Dormans. Je lui donne une lettre pour le maire que je supplie de m’envoyer du secours. A six heures, une voiture munie du drapeau de Croix-Rouge arrive. Elle est conduite par un soldat habillé de gris, à la casquette plate. Je crois que c’est un Belge ! Mais le docteur saute en bas de la voiture et adresse au cocher quelques paroles en allemand. Je suis interdite. C’est le Docteur Kopelmann, médecin chef de l’hôpital de Dormans qui est venu. Il examine les pansements et ne veut toucher à rien pour ne pas provoquer d’hémorragie. Il me complimente aimablement et nous transportons Gauvin à la voiture. Mais Gauvin apprenant que l’hôpital est occupé par les Allemands, ne veut plus partir. C’est pourtant pour lui une question de vie ou de mort. Qu’il aille à Dormans ou qu’il reste chez moi, il est destiné à tomber entre les mains ennemies. De plus, il lui faut des soins immédiats et la surveillance d’un chirurgien. Le docteur aperçoit mon insigne de Croix-Rouge. Il me dit :

« Vous êtes infirmière, Madame, et vous parlez allemand ? Oh ! si vous le pouvez, venez à notre secours ! L’hôpital est occupé par les prussiens, les prisonniers français qu’ils ont avec eux sont soignés par des infirmiers allemands qui ne les comprennent pas. Ils sont si malheureux ! Nous n’avons pas d’infirmière. Venez à notre secours ! ».

Cet appel me reste sur le cœur. Des prisonniers français sont soignés par des Allemands ? Je puis parler allemand et adoucir leur sort. J’irai vers eux : Dieu m’aidera.

 

 

Samedi 5 septembre

 

Le docteur m’a dit qu’il enverra une voiture. La matinée se passe : rien ne vient. Je suis étendue sur ma chaise longue, sur la terrasse du presbytère. Les angoisses extraordinaires des deux derniers jours, deux nuits sans sommeil, la fatigue, l’anxiété m’ont brisée physiquement et moralement.

La grande route est solitaire comme la voie du chemin de fer sur laquelle ne circule plus aucun train. Seules des bicyclettes montées par des soldats allemands sillonnent le chemin. Une pensée s’empare de moi… « On ne vient pas me chercher parce qu’on n’a aucune voiture !!! Eh bien, j’irai à pied ! »

 

Le village est consterné de ma décision. Quelques amis veulent m’empêcher de la mettre à exécution. Personne ne peut m’accompagner dans la crainte d’être fait prisonnier.

Je pars avec ma petite Suzanne. Nous avons six kilomètres à faire à pied. Peu forte, n’ayant jamais fait de longue course depuis une opération encore récente, je pensais m’arrêter à mi-chemin pour faire une halte. Mais un spectacle indescriptible s’offre à mes yeux. On s’est battu là. Le terrain labouré, des chevaux morts parsemant la route. Ils sont hideux à voir. Mais voici des tuniques déchirées, des képis, des livrets militaires souillés, des gamelles, des sacs éventrés, des plaques de sang … et ici on enterre les derniers cadavres. Je suis effrayée pour ma fillette de huit ans de ce spectacle d’épouvante. A droite, à gauche, on voit des tombes toutes fraîches sur lesquelles sont déposés, soit des képis français, soit des casques prussiens. Nous enfonçons dans la poussière jusqu’à la cheville. Les quelques maisons sur le bord du chemin ont portes et fenêtres brisées à coups de hache, leur mobilier est épars dans les fossés.

 

Des soldats prussiens font la haie, de vingt mètres en vingt mètres, assis sur des caisses de bières renversées ou sur des chaises cassées. En me voyant passer, ils se crient de l’un à l’autre : « rothes kreuz ! rothes kreuz ! » d’un accent guttural. Ma chérie tremble un peu en passant auprès d’eux et me serre bien fort la main. Je suis navrée de tout ce qu’elle voit et que je n’avais pas prévu ! Heureusement les soldats morts sont recouverts de leur tunique. Il y en a une soixantaine dont vingt neuf français.

 

Nous arrivons à Dormans, bien fatiguées, pleines de sueur et de poussière. Je voudrais faire goûter mon enfant. Il n’y a plus de pain en ville.

 

Le docteur m’aperçoit. Il m’emmène à l’hôpital. Il n’est plus question de repos. Me voici nommée d’office Infirmière-Major. Je proteste. Je ne suis pas venue pour assumer une direction. Je ne m’en sens pas capable ! Le docteur répond en glissant dans la poche de mon tablier blanc un gros trousseau de clés… Et me voici, malgré moi, à la tête de cet hôpital qui était très joliment organisé par les dames de la Croix-Rouge de Dormans, mais que les prussiens ont mis à sac et complètement pillé. Notre caisse de chirurgie a été éventrée et tous les instruments volés. Quelques Français, beaucoup d’Allemands sont là. Beaucoup de tristesse, beaucoup de souffrance ! J’essaie une première organisation. Ce ne sera pas facile tant que les Allemands sont en possession du local. Quelques dames dévouées, enhardies par ma présence et apprenant que je puis parler allemand, veulent bien offrir leur concours.

 

Elles font les lits, préparent des tisanes, roulent des bandes et s’astreignent à des nettoyages peu agréables qu’elles effectuent courageusement. Il est neuf heures quand je regagne l’hôtel pour y retrouver ma chère petite, laissée aux bons soins de Madame Demoncy et de sa fille, Madame Robert, qui jusque là avait aidé le docteur aux heures de pansement mais que ses occupations appelaient ailleurs.

 

 

Dimanche 6 Septembre

 

Quel dimanche ! Des pansements et encore des pansements ! Des plaies hideuses ! Des souffrances atroces ! Un beau petit soldat des Landes a une balle explosible dans le bras. Les chairs sont hideusement déchiquetées et retroussées sur le coude. Le radius et le cubitus sont à nu. Il exhale une odeur affreuse d’infection. Il crie dès que nous approchons de son lit. Son bras repose sur un oreiller sans cesse maculé. Malgré la gouttière qui l’immobilise, la moindre vibration du plancher lui arrache des gémissements. A côté, un autre a le cou traversé de part en part, puis vient un rémois qui a une balle dans la jambe. Il habite rue Libergier, 83, et se nomme Prudhomme. Puis Gauvin enfoncé dans ses oreillers, tourmenté, par la fièvre, un coin de sa plaie devient mauvais, il faut lui enfoncer un drain … nous craignons la gangrène … au dehors, l’armée ennemie défile sans discontinuer, escortée de ses cuisinières roulantes, de son matériel sanitaire abondant.

 

Les soldats chantent à deux ou trois parties tout en marchant. C’est lugubre. Les rues sont noires de prussiens. On a l’impression que quelque chose de formidable se déroule devant nous. D’où vient tout cela ? Et où cela va-t-il ? Les allemands m’assurent que dans trois jours, ils seront à Paris et que la guerre sera finie. Mais alors ??? Ce n’est pas possible ! Cela ne sera pas ! Nous ne pouvons pas être allemands ! Le drapeau ennemi flotte sur la mairie. Tous les papiers portent la mention « Dormans, Allemagne », mais cela ne durera pas ! « Les nôtres nous délivreront ». Une confiance inébranlable s’enracine dans mon cœur ! France, ma patrie, tu ne seras pas vaincue.

 

J’ai demandé à coucher à l’hôpital pour être au milieu de mes blessés. L’Abbé Piot, malgré son grand âge, s’est donné la peine de veiller lui-même à m’installer une confortable petite chambre. Il y fait amener un fauteuil. Je serai bien là, c’est une vraie retraite. L’Abbé Piot se multiplie aussi pour faire des lits. Ma petite Suzanne l’aide de son mieux et c’est un spectacle touchant de voir les mains ridées du vieillard se croiser avec les frêles menottes de ma chérie…

 

Les blessés arrivent à toute heure. Ils s’entassent dans les lits ou par terre sur des matelas. Les prisonniers français sont traités convenablement. On leur donne du vin, du tabac, et le même régime alimentaire qu’aux autres. Mais, je suis écœurée de la saleté qui règne ! Les soldats prussiens mangent toute la journée. Ils ont des quantités de pots de confiture, de bouteilles, de conserves, de litres de vin contre leurs matelas et sous leurs lits. Ils avalent sans pain des pots entiers de confitures ou des boîtes de sardines. Je n’ai jamais rien vu de si répugnant. De temps en temps, les infirmiers leur apportent des seaux hygiéniques ( !!) remplis  de café ou de soupe aux légumes où nagent d’informes morceaux de viande. Le pain est très sec, très dur, gris sale et très peu appétissant. Je n’arrive pas à le découper en tranches. Nous manquons de pain, mais l’envie ne nous vient pas de manger de celui-là. Nos soldats français s’en détournent avec dégoût. Par politesse, le Commandant Farmes me fait apporter une soupière de porcelaine à filets dorés. J’enlève le couvercle. C’est une soupe aux pois où trempent deux oreilles de cochon. Je ne puis me résigner à y goûter et je déclare que je n’ai pas faim !

 

A 11 heures du soir, exténuée de fatigue, je veux regagner ma chambre. Le vestibule est encombré de boches qui ronflent par terre. Ils ont pillé les armoires de la pension, se sont affublés de corsages, de jupes, des chapeaux de dames et dorment en ce grotesque attirail. Il nous faut passer avec précaution au milieu d’eux pour arriver à ma chambre. Je recommande à ma fillette de faire attention pour ne pas trébucher en se faufilant un passage à travers les bottes, les casques et les sabres. Nous sommes accueillies sur le seuil de notre appartement par un grognement sourd : deux prussiens ronflent dans mon lit ! Je n’ose les déranger ! Que faire ? Je suis absolument rompue de fatigue, il faut que je me repose. Je vais descendre coucher la petite dans un lit vacant dans la salle et passer la nuit dans un fauteuil. Mais tout est pris, lit et fauteuil… Je réveille la sentinelle endormie à la porte de l’hôpital afin qu’elle ne me tire pas dessus et je veux aller à l’hôtel. Au bout de cinquante mètres, deux prussiens surgissent, fusil en avant :

«   Wer da ? Wer da ? » ( Qui va là ? Qui va là ?)

«  Rothes Kreuz » (Croix Rouge !). J’explique mon cas. D’un ton très alarmé, ils me disent en allemand :

« Ach, Madame, vous ne savez pas ! Vous serez fusillée si on vous rencontre dans la rue à cette heure tardive ! De grâce, rentrez à l’hôpital ! Nous allons vous donner deux hommes de la Garde qui vous feront rendre votre chambre ! Ce n’est pas beau de la part des camarades qui ont pris le lit de la ‘Schwester’ (sœur de la charité) ».

 

Et me voici escortée de deux soldats au pas lourd. Ils ont un peu bu. Ils sont loquaces et me racontent en tapant familièrement sur mon épaule, qu’ils n’ont pas voulu cette guerre, que c’est une guerre d’officiers et non pas une guerre de peuple. A les entendre, nous sommes bons amis, ils n’en veulent pas à la France, mais la Belgique et l’Angleterre ont toute leur haine !!! Ma chambre est libre. Je prends des draps propres et me voici escaladant à nouveau les dormeurs. Mais quand je veux fermer ma porte, je m’aperçois, avec terreur, que le panneau a été enfoncé à coups de hache, la serrure démontée. Je ne puis même pas la fermer du tout, la poignée ayant été enlevée. Me voici bien embarrassée. J’enlève mon brassard et je l’épingle extérieurement sur la porte. Je fixe un drap intérieurement avec des clous-punaises et je pousse tous les meubles de la chambre contre la porte : table, caisse à bois, fauteuil etc… Je couche ma chérie, je m’étends à coté d’elle. Je lui dis :

« Tu n’as pas peur, petite Suzanne ? » Elle me regarde surprise et répond candidement :

« Avec toi ? Oh, non. Je n’ai pas peur puisque tu es là ! »

Je pense en moi-même : « Je n’ai pas ma mère près de moi, mais j’ai mon Père Céleste. Avec lui, je n’ai pas peur ! »

 

Au bout d’une heure, des pas furtifs s’approchent de ma chambre. On s’arrête devant ma porte. Tout mon sang se glace d’effroi. Je me rends compte de l’horreur de ma situation. Je suis seule femme et seule française au milieu de trois cents prussiens… Ma chambre ne ferme pas à clef… Ceux que j’ai dérangés reviennent-ils pour se venger ? Je crie à Dieu ma détresse infinie. Le moment est tragique. Entrera-t-on ? N’entrera-t-on pas ? Que fait-on derrière la porte ? On hésite… Cela dure trois minutes qui me paraissent interminables. Les pas s’éloignent. Dieu soit béni, je suis sauvée ! Dieu est bon !!! « Il te couvrira de ses plumes, tu trouveras un refuge sous ses ailes… tu ne craindras pas les terreurs de la nuit… Puisqu’il s’est attaché à moi, je le délivrerai, je le mettrai en sûreté. Je serai avec lui dans la détresse et je l’en retirerai ! » (Psaume 91)

 

 

Lundi 7 Septembre

 

J’ai raconté au Commandant allemand, maire éventuel de Dormans, l’incident de cette nuit. Il a un coup de sabre en travers de la main, et tout en le pansant, je lui ai expliqué les choses. J’ai rajouté :

« Je me permets de vous faire remarquer qu’il me faut beaucoup de courage pour consentir à rester seule femme et seule française au milieu de tous vos soldats. Je suis obligée de vous prier de veiller à ce que je sois respectée ».

Il a été très fâché de ce qui s’est passé et m’a promis d’y mettre ordre. En effet, il a fait réparer ma serrure et a épinglé sur ma porte un écriteau écrit de sa main :

« hier wohnt die Schwester des roten Kreuzes. Ich verbiete unter Androhung schwerer Strafe das ein Soldat ihr Zimmer betritt ». Dormans den 7-9-14. Hoyer, Hauptmann, etc ... (Ici demeure la sœur de la Croix-Rouge, et je défends sous menace de la punition la plus sévère qu’aucun soldat ne pénètre dans la chambre. Hoyer, Capitaine etc…)

Cet acte d’autorité m’a valu beaucoup plus de déférence. Ce n’est pas de trop. Ce matin, un robuste gaillard que je pansais m’a dit avec orgueil :

« Avec cette main là, mardi dernier, je transperçais des Français ».

Je le regarde surprise… Je hasarde. 

« Moi qui vous soigne, je suis française. »

« Eh, bien ! Je vous transpercerais volontiers parce que vous êtes française ! »

Je dois à la vérité de dire qu’une protestation s’est élevée dans la salle :

« Ach, das ist doch nicht schon ! » (Ah, ce n’est pourtant pas beau !)

Il était gêné … Je lui ai répondu fièrement :

« C’est parce que je suis française que je vous panse quand même ! »

Un sous-officier très arrogant m’a dit aussi avec véhémence que je ne connais pas la vérité. Que je serai édifiée quand je saurai tout ; que c’est la France impure et dégradée qui est cause de la guerre, que nous avons donné de l’argent à la Russie pour qu’elle déclare la guerre à l’Allemagne, que l’empereur n’a pas voulu la guerre, c’est le plus saint homme que la terre ait porté. Il en a plein la bouche quand il dit « Unser Kaiser ». Je suis énervée, à bout de patience. Je lui dis son fait et j’ajoute :

« En tout cas, vous n’ignorez pas que je suis française et le discours que vous tenez m’est profondément désagréable. Alors, si vous voulez que j’achève votre pansement, je vous prierai d’achever votre discours ! »

Il est interdit. Il regarde d’un air inquiet sa plaie, me regarde, dirige de nouveau ses yeux sur son bras blessé… C’était presque comique. J’éprouve une certaine satisfaction, quelque peu vengeresse à voir que cet homme va se soumettre et perdre son arrogance hautaine… Je ramasse les bandes, je refais le pansement. Il s’éloigne en disant :

« Adieu Madame ».

« Adieu, et sachez que si je suis infirmière, je suis française avant tout ! ».

 

 

Mardi 8 Septembre

 

A cinq heures ¾ du matin, on frappe à ma porte.

« Madame, der Herr Général demande à vous parler ! »

Très émue, je descends. Le Général, très galonné, très chamarré de médailles, très raide, me dit brusquement :

« Madame, nous allons fous tonner de l’oufrache ! Nous allons fous amener teux cent plessés ».

« Deux cent blessés !!! » dis-je avec effarement ! « Je n’ai que trente lits ! »

« Madame, il faut teux cent places, fous affez gombris. »

« La place…oui… j’ai la place, je n’ai pas les lits. »

« Ne fous ogupez pas tes lits ! »

Je fais en hâte évacuer les salles du pensionnat qui ne sont pas encore occupées. Je vois avec stupéfaction les portes de l’hôpital s’ouvrir, et deux par deux, et quatre par quatre, les soldats allemands arrivent avec matelas, sommiers, linge, couvertures, draps, nappes, tout ce qu’ils ont pu voler dans les maisons voisines. La maison de campagne de Monsieur le Sénateur Vallée a été particulièrement pillée.

Le lugubre défilé arrive. Des automobiles déchargent, sans cesse, ces pauvres mutilés. On les range par lignes dans la cour. Au commandement, ils se déshabillent tant bien que mal, se mettent le torse à nu. Les infirmiers arrachent les pansements sanglants, et en appliquent un autre très sommaire. Aucune plaie n’est lavée, et pourtant il y en a qui sont maculées de boue ou de poussière collée avec le sang. Les plus grièvement atteints sont amenés dans la salle où le docteur et moi nous nous multiplions… Et cela dure jusqu’à huit heures du soir. Je n’en peux plus, je souffre réellement. Je ne puis plus me redresser. Le docteur Kopelmann s’en rend compte et prie le Général de nous envoyer de l’aide.

 

 

Mercredi 9 Septembre

 

C’est un major prussien qui est venu. Il est convenable. Mais hélas, le docteur Kopelmann a été demandé d’urgence dans les environs. Je suis seule avec le major allemand et ses infirmiers. Herr Major trouve commode que je parle allemand… Je l’aide de 6 heures du matin à midi. Je l’entends parler de moi avec des officiers… Je ne me trompe pas… Il se tourne vers moi et avec un mauvais sourire : « Sie sollten mit uns ». (Vous devriez venir avec nous). Je ne laisse pas voir mon trouble. Je réponds avec dédain : « Et que feriez-vous de mon enfant ? Je ne me sépare pas d’elle ! »

 

Mais à deux heures, une inquiétude semble régner parmi le personnel de l’hôpital. Des « taubes*» survolent la ville… *nom donné aux aéroplanes à cette époque. Vient de l’Allemand « Taube » (pigeon)

Les officiers se réunissent entre eux. Ils ont l’air navré. Tout d’un coup, une agitation extraordinaire règne. Trois cents automobiles s’ébranlent, viennent se ranger dans la rue principale. Précipitamment, les officiers parcourent les salles, donnent des ordres. Tous ceux qui le peuvent s’habillent en hâte, se font porter dans les autos par leurs camarades en s’appelant :

« Kommst du mit ? Kommst du auch mit ? „ (Viens-tu avec nous ?)

 

Un officier vient faire le relevé des blessés trop atteints pour partir. Il nous remet leur liste et dit d’un ton autoritaire : « Dans trois jours, nous reviendrons les prendre et gare à vous s’il en manque un seul ! » Un autre arpente nerveusement la salle. Il me dit d’une voix cassante :

« Atieu, Madame, nous fous laissons afec nos plessés, soignez-les pien ! »

Il s’en va. Nous nous regardons surpris. Une de mes aides vient me dire à mi-voix :

« Les Français sont à six kilomètres, ils arrivent ! » Mes prisonniers français ont entendu. Ils se soulèvent sur leurs oreillers, tout pâles d’émotion. Il me semble que je vais tomber. Je m’appuie sur un lit de fer, les larmes coulent le long de mon visage et eux aussi, mes chers soldats français, pleurent. Ils pleurent de joie ! Les Français arrivent ! Alors ils sont délivrés, ils ne sont plus prisonniers allemands. Je vais vers Gauvin. Je lui étreins les mains sans rien pouvoir lui dire : nous nous comprenons !

Derrière nous, on pleure aussi. Cette fois-ci, ce sont les allemands. A leur tour, ils sont prisonniers. Ils croient qu’on va les fusiller, ou tout au moins, leur couper le nez, la langue et les oreilles. Je les rassure. Je les conjure de rester calmes et de ne pas chercher à s’enfuir…

 

 

Jeudi 10 Septembre

 

Le départ définitif a eu lieu cette nuit. J’ai entendu sonner l’alerte, puis le branle-bas des automobiles. Quand je suis descendue, tout était vide. Dans la cuisine, dans la cour, partout régnait un désordre inexprimable. On ne voyait que chaises renversées, meubles brisés, ustensiles de vaisselle abandonnés. Pas un prussien valide. Comme je regardais tout cela, ahurie et soulagée tout à la fois, voilà deux soldats allemands conduits par un sous-officier qui arrivent en transportant un pauvre moribond. Cet homme est couvert de sang figé sur ses habits, son teint est livide. Les porteurs font le geste de le laisser sur la grève de la cour. Je me dresse devant eux, indignée, et je leur crie en allemand :

« Ah, non ! Vous n’allez pas le laisser là ! Je suis absolument seule ici, je ne puis le porter dans mes bras, venez le déposer sur un lit. »

Honteux de leur attitude, ils reprennent leur triste fardeau et me suivent. Mais le sous-officier, rouge de colère, court après nous en hurlant :

« Halte-là ! das ist doch die Sache der Infirmière, wir laufen wir fort ! » (Halte-là, ça c’est l’affaire de l’infirmière, nous, sauvons-nous » (sic)

 

Je fais semblant de ne pas entendre. L’homme est jeté hâtivement sur le premier lit venu. Les soldats s’enfuient en courant … Je n’ai plus revu de soldats allemands depuis !

 

Mes aides arrivent sur ces entrefaites. Elles croient l’homme mort et veulent tirer le drap sur lui en se signant. Le docteur est aussi arrivé. Il glisse sa main dans la veste et me dit : « Le cœur bat encore ! Tant que le cœur bat, il faut lutter contre la mort, essayons ! » Et nous nous activons autour du moribond. Bouillottes chaudes, frictions, piqûres d’huile camphrée, etc… Nous le croyons éventré, mais non…Tout ce sang coagulé sur lui, provient de l’affreuse blessure de son bras. L’artère et le nerf ont été tranchés d’un coup de sabre. Le docteur reste auprès de lui avec une patience inlassable, et tente tout ce qui se peut pour le ranimer. Tout d’un coup, le pauvre homme ouvre les yeux. Je suis penchée sur lui. Je lui dis doucement en allemand :

« Cela va mieux, n’est-ce pas ?  Prenez courage, nous allons bien vous soigner. »

L’homme me fixe avec des yeux plus grands encore, son regard est empreint d’une profonde stupéfaction, puis ses traits se détendent, s’adoucissent, un regard inexprimable me pénètre toute entière. Oh ! Le regard de cet homme qui revient à la vie en pays ennemi et voit se pencher sur lui une femme qui l’encourage dans sa langue maternelle… Jamais, je n’oublierai cette minute.

 

O femmes allemandes ! S’il en est une parmi vous qui ait consolé et encouragé quelque soldat français blessé et prisonnier, malgré tout ce qui nous sépare, soyez remerciée !!!

 

A soigner notre blessé, les heures se sont écoulées. Il est midi quand je sors de l’hôpital avec Suzanne pour aller à l’hôtel. Ma chérie s’écrie :

« Oh ! Maman, regarde…des Français ! »

Et en effet, sur la route arrive un détachement de chasseurs à cheval. A cette vue, une émotion indicible s’empare de moi. Je pleure, je sanglote, j’applaudis, je tremble !!! L’officier qui chevauche en tête du groupe se penche sur sa monture, fait un signe de remerciement en souriant, puis mettant rapidement un doigt devant sa bouche, me demande à mi-voix : « 

Les prussiens sont-ils encore là ? ». Cela me rappelle à la réalité. Je réponds :

« Oh ! Demandez-le, je n’ai rien vu, je ne sais pas. Il y a une heure, il y en avait encore ! »

 

Les prussiens étaient encore là, en effet, dans la grande rue de Dormans, mais ils ont vu les Français de loin, et ne se sentant pas en nombre, ils ont tourné bride et se sont enfuis sans avoir le temps de faire sauter le pont qu’ils avaient miné dans cette intention. Je suis rentrée prudemment à l’hôpital craignant une fusillade dans les rues. Mais au bout d’un moment, je voyais quelques drapeaux apparaître aux fenêtres et des femmes courir avec des cafetières et quelques bouteilles de vin qui avaient échappé au pillage de l’ennemi. Les Français étaient bien là. Quelle délivrance. Quelle joie, mais les prussiens sont encore si près ! Ne reviendront-ils pas ?

 

Pendant que je déjeunais, la population civile s’est ruée sur l’hôpital. On a eu de la peine à l’empêcher de se ruer sur les Allemands. Leurs sacs ont été mis au pillage. Je demande qu’on me donne un service de garde, car je ne puis être infirmière, concierge et gendarme !

 

Je dîne le soir chez l’Abbé Piot qui a toujours été très bon pour ma petite fille et pour moi. Sa parente, Madame Fourman a été vraiment maternelle pour nous… Nous discutons les événements. Il nous semble qu’un poids immense nous est enlevé.

 

 

Vendredi 11 Septembre

 

Oui, ils sont partis et les Français sont là, mais j’ai du me lever à trois heures du matin pour chasser des soldats qui venaient « inspecter » notre cave.

Et que trouveraient-ils ? Nous n’avons rien, rien ! Tout est pillé. Nous sommes sans pain, sans eau (car les sources sont souillées et encombrées parfois d’animaux morts et de détritus de toutes sortes !) sans lumière, sans allumettes (j’entretiens une veilleuse nuit et jour avec l’appréhension de la voir s’éteindre) sans lait, sans bouillon, sans aucune sorte de viande. Je fais des tisanes de tilleul. Nous vivons sur des sacs de riz et de haricots oubliés par les prussiens dans leur fuite. Madame Demoncy me donne du miel pour sucrer mes boissons.

Il me faut organiser un service. Je demande une femme qui sera chargée du ménage et de la cuisine. Le brave Louis Suire dont la mâchoire a été fracassée par une balle et que les prussiens ont ‘oublié d’emmener’, aidera de son mieux. Peu à peu, les services s’organiseront avec Monnier, Le Faucheur, Maener, que le médecin principal Docteur Lamentron m’autorise à garder provisoirement, une fois convalescent, comme infirmiers. Des médecins militaires viennent aussi à l’hôpital, nous nous installons pour de bon. J’ai beaucoup de peine à effacer les traces du passage de l’ennemi et à organiser le service. Nos trente lits sont toujours pleins, un va-et-vient extraordinaire existe. Nous avons des typhiques pour lesquels une salle d’isolement s’impose. Nous avons aussi un Allemand nommé Menge que le major allemand croyait atteint du typhus. Seuls le docteur et moi pénétrons dans sa chambre.

Je me sens bien fatiguée. Parfois, j’ai de véritables accès de fièvre, et j’avoue que je me demande si je résisterai à la contagion. C’est surtout pour ma petite Suzanne que je crains, heureusement Madame Flauraud l’emmène avec elle une grande partie du temps. Enfin, il est question de se débarrasser de l’élément allemand. Ces hommes ont l’air navré. Un pauvre gamin de 19 ans me supplie de le prendre à mon service. Il viendra pour rien et ne demande aucune rétribution pour me servir « bis am Tode » (Jusqu’à la mort !)

Un autre, Lange, m’appelle, tire de son oreiller sa montre, ouvre le boîtier, il s’y trouve un petit carré de papier plié en quatre. C’est mon adresse. Il la conservera précieusement et dit qu’il ne m’oubliera jamais. Il pleure à chaudes larmes en disant :

« Je n’ai rien contre la France, je serai volontiers resté chez moi avec ma femme et mes trois enfants. Wir mussen gehen, wir mussen kampfen, wir sind gezmungen »( nous devons marcher, nous devons nous battre, nous sommes forcés).

Celui que nous avons ressuscité pleure à chaudes larmes aussi, il veut me baiser les mains. Un autre qui s’était caché dans une meule de paille et ne voulait pas se rendre et y avait gagné 17 coups de lance et un coup de revolver se rappelle qu’on l’a amené moribond entièrement couvert de mouches qui suçaient ses plaies, et que nous l’avons sauvé. Il gémit aussi que sa reconnaissance durera « sein heben lang » (la vie entière).

Quand ils partent, ils se groupent dans la cour et demandent à me parler. L’un deux se détache, me remercie au nom des camarades et me prie de leur accorder une grâce (eine Gnade). Quelle grâce ?

« Vous serrez la main pour vous dire merci ! »

Je suis embarrassée. Que faire ? Ces hommes, je les ai soignés depuis trois semaines… Je réponds :

« Vous dites vous-mêmes : hier im Spital sind kleine Feinde mehr, es sind nur Manner die leiden (ici dans l’hôpital, il n’y a plus d’ennemis, il n’y a plus que des hommes qui souffrent). Ce que je ne puis faire hors de l’hôpital, je puis le faire dans l’hôpital ».

Je consens à me laisser serrer la main. Mais le geste a été vu des curieux qui attendaient l’embarquement des Allemands. Il n’a pas été compris. Je m’approche de la porte ouverte, j’explique mon attitude :

« Je suis venue à Dormans alors que rien ne m’y forçait. J’ai fait le chemin à pied pour y venir, affrontant avec mon enfant, les dangers d’une route sillonnée de soldats ennemis. Pourquoi ? Pour soigner les blessés français, prisonniers des Allemands, uniquement. Mon patriotisme ne saurait être mis en doute ! »

On m’écoute, on a compris, l’incident est clos. Je rentre à l’hôpital. Quel soulagement de se trouver avec des Français seulement ! L’atmosphère est comme purifiée.

 

Hélas, nous continuons à entendre le canon. Ma chambre tremble continuellement. Je passe des nuits entières réveillée, écoutant anxieusement si le grondement s’éloigne ou se rapproche. Reims est terriblement bombardée.

Oh, quand donc la délivrance complète viendra-t-elle ?

Cette magnifique bataille de la Marne qui a sauvé Paris et la France ne suffit donc pas à refouler l’infâme envahisseur ? Combien de sacrifices faudra-t-il encore ?

Nous voulons aller jusqu’au bout ! Que Dieu nous soit en aide !

 

 

 

Fin

 

 

 

 

 

 

 

 

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